Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8070

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 241-242).
8070. — À M. LE BARON GRIMM.
Ferney, 1er novembre.

Mon cher prophète, je suis toujours Job, quoi que vous en disiez car qui souffre est Job, et tout lit est fumier. J’avoue que vous ne ressemblez point aux amis de Job, et bien m’en prend : c’est vous que je dois remercier des lettres des rois de Prusse et de Pologne ; c’est à la manière dont vous leur parlez de moi que je dois celle dont ils en parlent.

Mon cher prophète, vous avez beau rire, les oraisons funèbres de l’évêque du Puy [1] ne vaudront jamais celles de Bossuet ; les pièces de Racine seront toujours mieux écrites que celles de Crébillon ; Boileau l’emportera sur les pièces de vers qu’on nous donne ; le style de Pascal sera meilleur que celui de Jean-Jacques ; les tableaux du Poussin, de Lesueur et de Lebrun, l’emporteront encore sur les tableaux du salon ; et sans les deux frères D…[2], je ne sais pas trop ce que deviendrait notre siècle. Il y a une distance immense entre les talents et l’esprit philosophique, qui s’est répandu chez toutes les nations. Cet esprit philosophique aurait dû retenir l’auteur du Système de la Nature ; il aurait dû sentir qu’il perdait ses amis, et qu’il les rendait exécrables aux yeux du roi et de toute la cour. Il a fallu faire ce que j’ai fait ; et si l’on pesait bien mes paroles, on verrait qu’elles ne doivent déplaire à personne.

J’envoie à mon prophète des rogatons dépareillés[3] qui me sont tombés sous la main.

Je reçois dans ce moment une lettre charmante de ma philosophe[4]. J’aurai l’honneur de lui écrire sitôt que mes maux me donneront un moment de relâche.

  1. Voyez tome XII, page 562 ; et XLVI, 113.
  2. Diderot et d’Alembert.
  3. La brochure intitulée Dieu, etc. ; voyez page 153.
  4. Mme d’Épinai.