Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8069

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 240-241).
8069. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
1er novembre.

Ah ! ah ! mon héros est aussi philosophe ! il a mis le doigt dessus, il a découvert tout d’un coup le pot aux roses. Je ne suis pas étonné qu’il juge si bien de Cicéron, mais je suis surpris qu’au milieu de tant d’affaires et de plaisirs qui ont partagé sa vie, il ait eu le temps de le lire. Il l’a lu avec fruit, il le définit très-bien. L’auteur du Système de la Nature est encore plus bavard ; et le système fondé sur des anguilles faites avec de la farine est digne de notre pauvre siècle.

Cette fausse expérience n’avait point été faite du temps de Mirabaud ; et Mirabaud, notre secrétaire perpétuel, était incapable d’écrire une page de philosophie.

Quel que soit l’auteur[1], il faut l’ignorer ; mais il était pour moi de la plus grande importance, dans les circonstances présentes, qu’on sût que je n’approuve pas ses principes. Je suis persuadé d’ailleurs que mon héros n’est pas mécontent de la modestie de ma petite drôlerie[2]. Je lui aurais bien de l’obligation, et il ferait une action fort méritoire, si, dans ses goguettes avec le roi, il avait la bonté de glisser gaiement, à son ordinaire, que j’ai réfuté ce livre qui fait tant de bruit, et que le roi lui-même a donné à M. Seguier pour le faire ardre[3].

Au reste, je pense qu’il est toujours très-bon de soutenir la doctrine de l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur ; la société a besoin de cette opinion. Je ne sais si vous connaissez ce vers[4] :


Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.


Le saut est grand de Dieu à la comédie : je sais bien que ce tripot est plus difficile à conduire qu’une armée ; les gens tenant la comédie et les gens tenant le parlement sont un peu difficiles, mais, en tout cas, je vous envoie une pièce qui m’est tombée entre les mains, et dans laquelle j’ai corrigé quelques vers ; elle m’a paru mériter d’être ressuscitée ; c’est la première du théâtre français[5]. Ne peut-on pas rajuster les anciens habits, quand on n’en a pas de nouveaux ? Lekain sait son rôle de Massinisse, et cela pourrait vous amuser à Fontainebleau : car enfin il faut s’amuser, et plaisir vaut mieux que tracasserie.

Je ne suis plus fait ni pour avoir du plaisir, ni pour en donner : mes maladies augmentent tous les jours ; mais mon tendre attachement pour vous ne diminue pas, et mon cœur sera plein de vous jusqu’à mon dernier soupir.

  1. Le baron d’Holbach ; voyez tome XVIII, page 369.
  2. Ce mot du Bourgeois gentilhomme (acte I, scène ii) désigne la brochure dont il est parlé page 153.
  3. Ardre ou ardoir, vieux mot signifiant brûler.
  4. C’est le 22e de l’Épître à l’auteur du livre des Trois Imposteurs ; voyez tome X, page 403.
  5. La Sophonisbe de Mairet ; voyez tome VII, page 38.