Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8063

8063. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 25 octobre.

Madame, Clazomène était autrefois une très-belle ville : Alexandre l’augmenta ; les Turcs l’ont dévastée ; mais sous votre empire elle redeviendrait florissante.

La lettre de Votre Majesté impériale du 16-27 septembre me fait tressaillir de joie et frémir d’horreur. Tous ces comtes Orlof sont des héros, et je vous vois la plus heureuse ainsi que la première princesse de l’univers. Je plains beaucoup M. le prince de Kosloffsky. Comment ne pleurerais-je pas celui qui m’a apporté le portrait de mon héroïne ? mais enfin il est mort en vous servant.

Quel fruit tirera à la fin Votre Majesté impériale de tout ce carnage dont Moustapha est la seule cause, et dont il doit être aussi las qu’intimidé ? Il faut que ce prince soit ensorcelé, si de son sopha il ne demande pas la paix à votre trône.

Les Anglais et les Espagnols sont prêts à se faire la guerre dans les deux mondes, pour une petite île déserte ; mais Votre Majesté combat à présent pour l’empire d’Orient.

On mande de Marseille qu’Ali-bey s’est donné en effet en Égypte un pouvoir dont le padisha Moustapha ne peut plus le priver ; mais qu’il n’a pas entièrement rompu avec la Porte ottomane. Cependant je persiste toujours à croire que les provisions ne peuvent plus venir d’Égypte à Constantinople devant votre flotte victorieuse.

Je crois Votre Majesté impériale maîtresse de la mer Noire ; ainsi je ne vois que l’Anatolie qui puisse fournir des vivres et des secours à la capitale de votre ennemi.

Je n’en sais certainement pas assez pour oser examiner seulement si votre armée peut passer ou non le Danube ; il ne m’appartient que de faire des souhaits. Le bruit se répand que le prince Repnin et le général Bawer ont traversé ce fleuve avec des troupes légères pour reconnaître les Turcs et les inquiéter. Je m’en rapporte à la prudence et au zèle de vos généraux ; mais j’ose être presque sûr que les Turcs ne tiendront pas devant vos troupes. Quand une fois la terreur s’est emparée d’une nation, elle ne fait qu’augmenter, à moins que le temps ne la rassure. Jamais les conquérants du pays que les Turcs occupent aujourd’hui n’ont donné à leurs ennemis le temps de respirer.

Je vois que Votre Majesté les imite parfaitement : il n’y a point d’ailleurs de saisons pour vos soldats ; ils peuvent prendre Bender en octobre, et marcher vers Andrinople en novembre.

Plus vos succès sont grands, plus mon étonnement redouble qu’on ne les ait pas secondés, et que la race des Turcs ne soit pas déjà chassée de l’Europe.

Je pense que les plus grands princes se trompent souvent en politique beaucoup plus que les particuliers dans leurs affaires de famille. Ils aiment fort leurs intérêts, ils les entendent ; et, par une fatalité trop commune, ils ne les suivent presque jamais.

Quoi qu’il en soit, voici le temps de la plus belle et de la plus noble révolution, depuis les conquêtes des premiers califes. Si cette révolution ne vous est pas réservée, elle ne l’est à personne. Je serais très-affligé que Votre Majesté ne retirât de tant de travaux que de la gloire. Votre âme forte et généreuse me dira que c’est beaucoup ; et moi, je prendrai la liberté de répondre qu’après tant de sang et de trésors prodigués, il faut encore quelque autre chose : les rayons de la gloire des souverains, dans de pareilles circonstances, se comptent par le nombre des provinces qu’ils acquièrent.

Pardon de mes inutiles réflexions. Votre Majesté les excusera, puisque le cœur les dicte, et vous vous en direz plus en deux mots que je ne vous en dirais en cent pages.

Que Votre Majesté impériale daigne agréer avec sa bonté ordinaire ma joie de vos succès, mon admiration pour MM. les comtes Orlof, pour vos généraux et vos braves troupes, mes vœux pour des succès encore plus grands, mon profond respect, mon enthousiasme, et mon attachement inviolable.

Le vieil Ermite.