Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8045

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 219-220).
8045. — À M. LE BARON GRIMM.
De Ferney, 10 octobre.

Mon cher prophète, je suis le bon homme Job ; mais j’ai eu des amis qui sont venus me consoler sur mon fumier, et qui valent mieux que les amis de cet Arabe. Il est très-peu de gens de ces temps-là, et même de ces temps-ci, qu’on puisse comparer à M. d’Alembert et à M. de Condorcet. Ils m’ont fait oublier tous mes maux. Je n’ai pu malheureusement les retenir plus longtemps. Les voilà partis, et je cherche ma consolation en vous écrivant autant que mon accablement peut me le permettre.

Ils m’ont dit, et je savais sans eux, à quel point les Welches sont déchaînés contre la philosophie. Voici le temps de dire aux philosophes ce qu’on disait aux sergents, et ce que saint Jean[1] disait aux chrétiens : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres ; car qui diable vous aimerait ? »

Ce maudit Système de la Nature a fait un mal irréparable. On ne veut plus souffrir de cornes dans le pays, et les lièvres sont obligés de s’enfuir de peur qu’on ne prenne leurs oreilles pour des cornes[2].

On a beau dire avec discrétion qu’on ne fait point d’anguilles avec du blé ergoté, qu’il y a une intelligence dans la nature, et que Spinosa en était convaincu ; on a beau être de l’avis de Virgile, le monde est rempli de Bavius et de Mævius.

Embrassez pour moi, je vous prie, frère Platon[3], quand même il n’admettrait pas l’intelligence, ainsi que Spinosa. Ne m’oubliez pas auprès de ma philosophe[4]. Le vieux malade ne l’oubliera jamais, et vous sera dévoué jusqu’au dernier moment.

  1. Épîtres, chapitre iv, verset 7.
  2. La Fontaine, livre V, fable iv.
  3. Diderot.
  4. Mme d’Épinai.