Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8041

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 215).
8041. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 5 octobre.

Savez-vous, mon cher Voltaire, que j’avais résolu de ne vous plus écrire ? Je croyais n’avoir plus rien à dire, et il me paraissait injuste de vous donner de l’ennui pour obtenir en échange du plaisir. Mais, toutes réflexions faites, l’intérêt a prévalu. L’arrivée de M. Craufurd a fort contribué à me faire changer de résolution. Il m’a dit que vous disiez du bien de moi, que vous m’aimiez ; et quoique je sois devenue fort défiante, je n’ai pu me défendre d’en croire quelque chose. Si vous m’aimez, vous avez raison, car en vérité je crois être la personne qui vous aime le plus. Je n’ai encore causé qu’un moment de vous avec M. Craufurd, mais je me propose bien de le beaucoup interroger. Je voudrais savoir si vous êtes à peu près heureux, et si la gloire vous tient lieu de tout. J’ignore quel est le charme de cette jouissance, c’est sans doute celle du paradis, et c’est peut-être pour cela qu’on appelle ses habitants bienheureux. Cependant tout ce qui les environne jouit du même bonheur, et dans ce monde-ci la gloire consiste dans la prééminence. Pour moi, mon cher Voltaire, je fais consister le bonheur dans l’exemption de deux maux, les douleurs du corps et l’ennui de l’âme. Je n’aspire point à une parfaite santé ni à aucun plaisir ; je supporterais patiemment mon état actuel, qui aux yeux de tout le monde paraît bien malheureux, si j’avais un ami véritable. L’amitié est la seule passion que l’âge n’amortit point. Je ne crois pas que celle que vous avez pour la czarine soit d’un genre à satisfaire votre cœur ; cette czarine est une héroïne de gazette ; ses succès sont brillants, elle a certainement un grand courage, rien ne la détourne de ses projets ; mais souffrez que je donne la préférence à votre Sémiramis, dont les remords me forcent à l’aimer, à la plaindre et à oublier ses forfaits.

Vous me trouverez bien impertinente, mais pourquoi voulez-vous savoir ce que je pense ? J’ai fait vœu de dire toujours la vérité ; je ne serais point flattée d’être approuvée par vous, si je surprenais votre approbation.

Est-il vrai que vous comptez passer l’hiver dans les provinces méridionales ? Que ne venez-vous plutôt à Paris ? J’aurais une grande satisfaction de causer avec vous, et de vous dire, mon cher Voltaire, que vous êtes la seule personne que j’admire, et dont l’estime et l’amitié me flatteraient le plus.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure ; 1865.