Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8042

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 215-217).
8042. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
À Ferney, 8 octobre.

Madame, je venais de vous écrire[1], lorsque j’ai reçu le paquet dont vous m’honorez, du 1er d’octobre. Tout ce paquet n’est plein que de vos bontés ; mais votre lettre surtout m’a enchanté. J’y vois la sensibilité de votre cœur, et l’étendue de vos lumières.

Permettez-moi encore un mot sur les esclaves des moines, pour qui vous avez de la compassion ; sur Catau, qui vous cause toujours quelque indignation ; et sur Dieu, qui nous laisse tous dans le doute et dans l’ignorance. Il y aurait là de quoi faire trois volumes, et j’espère que vous n’aurez pas trois pages. À grands seigneurs peu de paroles, et à bons esprits encore moins.

Je veux bien que les Comtois, appelés francs, soient esclaves des moines, si les moines ont des titres ; mais si ces moines n’en ont point, et si ces hommes pour qui je plaide en ont, ces hommes doivent être traités comme les autres sujets du roi : nulle servitude sans titre, c’est la jurisprudence du parlement de Paris. La même affaire a été jugée, il y a dix ans, à la grand’chambre, contre les mêmes chanoines de Saint-Claude, au rapport de M. Seguier, qui me l’a dit chez moi, en allant en Languedoc. Je vous supplie de vouloir bien lire cette anecdote au généreux mari de la généreuse grand’maman.

Pour Catau, je vous renvoie, madame, à l’histoire turque, et je vous laisse à décider si les sultans n’ont pas fait cent fois pis. Demandez surtout à M. l’abbé Barthélemy si la langue grecque n’est pas préférable à la langue turque.

À l’égard de Dieu, je vous assure que rien n’est plus nouveau que le système des anguilles, par lequel on croit prouver que de la farine aigrie peut former de l’intelligence. Spinosa ne pensait pas ainsi : il admet l’intelligence et la matière, et par là son livre est supérieur à celui dont M. Seguier a fait l’analyse[2], comme le siècle de Louis XIV est supérieur au nôtre, et comme le mari de la grand’maman est supérieur à…

Me voilà plongé, madame, dans les affaires de ce monde, lorsque je suis près de le quitter. J’ai voulu faire une niche à mon neveu La Houlière, et je me suis adressé à votre belle âme pour en venir à bout. Il n’en sait rien. Si je pouvais obtenir ce que je demande, si monsieur le duc pouvait me remettre le brevet, si vous pouviez me l’adresser contre-signé, si je pouvais l’envoyer par Lyon et Toulouse, qui sont sur la route de Perpignan ; si je pouvais étonner un homme qui ne s’attend point à cette aubaine, ce serait assurément une très-bonne plaisanterie ; elle serait très-digne de vous, et je vous devrais le bonheur de la fin de ma vie.

Il y a encore un article sur lequel je dois vous ouvrir mon cœur, c’est que je ne demanderai rien pour le pays de Gex à celui qui m’a ôté les moyens d’y faire un peu de bien ; je n’aime à demander qu’à certaines âmes élevées.

Les sœurs de la charité prient Dieu pour vous ; elles sont comblées de vos grâces, ainsi que les capucins. Vous aurez de tous côtés des protections en paradis. Mais comme vous êtes faite pour avoir des amis partout, je vous supplie, madame, de compter sur moi et sur mon neveu en enfer.

Je me mets aux pieds de ma protectrice, pour les quatre jours que j’ai à végéter dans ce bas monde, et je la prie toujours d’agréer le profond respect et la reconnaissance du vieil ermite.

  1. La lettre manque.
  2. Le Système de la Nature. C’est à cet ouvrage que sont consacrés plus des trois quarts du réquisitoire du 18 août 1770, dans lequel l’avocat général Seguier demandait la condamnation de six autres ouvrages, dont un de Voltaire (Dieu et les Hommes ; voyez tome XXVIII, page 129).