Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8040

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 214).
8040. — À M. LE COMTE DE SCHOMBERG.
Au château de Ferney, 5 octobre.

Mon misérable état, monsieur, ne me permet pas d’écrire aussitôt et aussi souvent que je le voudrais à l’homme du monde qui m’a le plus attaché à lui : M. d’Alembert me console en me parlant souvent de vous. Mme Denis, ma garde-malade, passe ses jours à vous regretter.

Puisque vous avez été touché, monsieur, de la requête de nos pauvres esclaves francs-comtois, permettez que je vous en envoie deux exemplaires. Je suis persuadé que monseigneur le duc d’Orléans ne souffrirait pas cette oppression dans ses domaines.

Vous savez les succès inouïs des Russes contre les Turcs ; ils perdaient une bataille au pied du mont Caucase dans le temps que le grand vizir était battu au bord du Danube, et que la flotte du capitan-bacha était détruite dans la mer Égée. On croirait lire la guerre des Romains contre Mithridate. D’ailleurs, l’Araxe, le Cyrus, le Phase, le Caucase, la mer Égée, le Pont-Euxin, sont de bien beaux mots à prononcer, en comparaison de tous vos villages d’Allemagne auprès desquels on a livré tant de combats malheureux ou inutiles.

Vous venez du moins de réduire les habitants de Tunis, successeurs des Carthaginois, à demander la paix, que Dieu puisse vous conserver tant à la cour que sur les frontières.

Il y a deux choses encore pour lesquelles je m’intéresse fort, ce sont les finances et les beaux-arts ; je voudrais ces deux articles un peu plus florissants.

Pour le Système de la Nature, qui tourne tant de têtes à Paris, et qui partage tous les esprits autant que le menuet de Versailles[1], je vous avoue que je ne le regarde que comme une déclamation diffuse, fondée sur une très-mauvaise physique ; d’ailleurs, parmi nos têtes légères de Français, il y en a bien peu qui soient dignes d’être philosophes. Vous l’êtes, monsieur, comme il faut l’être, et c’est un des mérites qui m’attachent à vous.

Dès qu’il gèlera, nos gelinottes iront vous trouver.

  1. Mlle de Lorraine voulant, aux fêtes pour le mariage du dauphin (depuis Louis XVI), danser son menuet au bal paré immédiatement après les princes et princesses du sang, ce fut le sujet de réclamations de la haute noblesse. Un mémoire, rédigé chez l’évêque de Noyon, fut présenté au roi par ce prélat. Il y eut rumeur à la cour. On peut, à ce sujet, consulter la Correspondance de Grimm, au 1er juin 1770.