Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8039

8039. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 2 octobre.

Madame, je ne vis pas dans le XVIIIe siècle, je me trouve transporté dans les Alpes du temps de la fondation de Babylone. Je vois une héroïne de la maison d’Ascanie, portée sur le trône des Roxelans, qui triomphe sur le Cyrus, sur le Phase, sur le Pont-Euxin, sur la mer Égée, sur les rives du Danube. M. d’Alembert, qui est actuellement à Ferney, est dans le même enthousiasme que moi ; et la seule différence est qu’il l’exprime mieux. Nous haïssons également Moustapha ; nous ne cherchons parmi les arbustes de nos montagnes que des lauriers pour en orner le portrait de Votre Majesté impériale, mais nous n’en trouvons point. Tous les naturalistes disent qu’on n’en trouve plus qu’en Russie.

Après la lettre du 29 auguste, dont Votre Majesté impériale m’honore, nous nous attendons fermement que votre armée victorieuse aura passé le Danube ; que le vizir aura été battu iterum vers Andrinople ; que la ville de ce méchant Constantin, qui a été baptisé si tard, aura ouvert ses portes ; que les dames du sérail auront été tirées d’esclavage ; que la flotte de la mer Égée aura donné la main à la flotte du Pont-Euxin ; que Moustapha sera parti pour Damas ou pour Alep, etc., etc., etc.

Vous aviez bien raison, madame, de dire, au commencement de cette guerre, que ceux qui vous l’avaient suscitée travaillaient à votre gloire : certainement Votre Majesté leur a une grande obligation.

Nous ne laissons pas d’avoir de la gloire aussi. Il y a dans Paris de très-jolis carrosses à la nouvelle mode, et on a inventé des surtouts pour le dessert qui sont de très-bon goût : on a même exécuté depuis peu un motet à grand chœur[1] qui a fait beaucoup de bruit, du moins dans la salle où l’on chantait ; enfin nous avons une danseuse[2] dont on dit des merveilles.

Malgré nos triomphes, l’âme de M. d’Alembert et la mienne volent aux Dardanelles, au Danube, à la mer Noire, à Bender, en Crimée, et surtout à Pétersbourg : c’est là qu’elles sont aux pieds de Votre Majesté, pénétrées d’admiration, de respect, de joie, et remplies de l’espérance de lui écrire à Stamboul.

De Votre Majesté impériale, l’adorateur de latrie,

Voltaire.

Enseveli dans Ferney, et criant : Gloire dans les hauts[3] !

  1. Le 15 août, on avait exécuté, au concert spirituel, un motet à grand chœur (Cantate Domino), par M. Azais, maître de musique du collège de Sorèze. (B.)
  2. Mlle Girardin avait débuté, en août 1770, sur le théâtre de l’Opéra, dans un rôle de bergère. Mais je pense qu’il s’agit de Mlle Dervieux, alors rivale de Mlle Guimard. (B.)
  3. Traduction du Gloria in excelsis de la messe des latins.