Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7895

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 87-88).
7895. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
25 mai.

Je soupçonne, madame, que vous vous souciez peu de la métaphysique ; cependant il est assez curieux de chercher si on a une âme ou non, et de voir tous les rêves qu’on a faits sur cet être incompréhensible. Nous ressemblons tous au capitaine suisse qui priait dans un buisson avant une bataille, et qui disait : « Mon Dieu, s’il y en a un, ayez pitié de mon âme, si j’en ai une. » Vous me paraissez fort indifférente sur ces bagatelles on s’endurcit en vivant dans le monde.

Vous avez voulu absolument que je vous envoyasse quelques chapitres ; mais j’ai peur qu’ayant beaucoup lu et beaucoup réfléchi, vous ne soyez plus amusable, et que je ne sois point du tout amusant. Vous en savez trop pour que je vous donne du plaisir.

Voyez si les articles Alchimiste[1], Alcoran[2], Alexandre[3], qui sont remplis d’historiettes, pourront vous désennuyer un moment. Je suis avec vous comme Arlequin, à qui on disait[4] : Fais-moi rire, et qui ne pouvait en venir à bout.

J’imagine que votre grand’maman est une vraie philosophe ; elle s’en va voir sa colonie, que vous appelez si bien Salente. Elle va faire le bonheur de ses vassaux, au lieu d’avoir la tête étourdie du fracas des fêtes, dont il ne reste que la lassitude quand elles sont passées. Je crois le fond de son caractère un peu sérieux, d’une couleur très-douce, toute brodée de fleurs naturelles. Je me figure qu’elle a une âme égale et constante, sans ostentation ; qu’elle n’aime point à se prodiguer dans le monde ; que chaque jour elle aimera davantage la retraite ; qu’en connaissant les hommes par la supériorité de sa raison, elle aime à répandre des bienfaits par instinct ; qu’elle est très-instruite, et ne veut point le paraître voilà le portrait que je me fais de la souveraine d’Amboise, au pied de mes Alpes, où j’ai encore de la neige.

J’ai pris avec elle une étrange liberté ; j’ai mis sous sa protection des essais de ma manufacture de montres que ne suis-je un de ses vassaux d’Amboise ! On dit que le blé a manqué jusque dans ses États ; nous n’en avons point dans notre pays barbare.

Je crois que les Russes mangeront bientôt celui des Turcs. Il me semble que voilà une révolution qui se prépare, et à laquelle personne ne s’attendait : c’est de quoi exercer la philosophie de votre grand’maman.

La mienne consiste à souffrir patiemment, ce qui coûte un peu, et à vous être attaché, madame, avec le plus tendre respect. Il ne faut assurément nul effort pour vous aimer.

Voulez-vous bien, madame, avoir la bonté de me mettre aux pieds de votre grand’maman ?

  1. Voyez tome XVII, page 96.
  2. ibid., page 98.
  3. ibid., page 107.
  4. La Vie est un songe, scène vi. Cette comédie est de Boissy.