Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7894

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 86-87).
7894. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
24 mai 1770.

Votre dernière lettre est du 5, ma dernière est du 8 ; j’en attendais une nouvelle de vous, pour éviter que nos lettres se croisassent ; elle n’arrive point ; je m’ennuie de ce long silence. J’ai du scrupule de n’avoir pas encore obéi à la grand’maman, qui m’avait chargée de vous dire beaucoup de choses. Peut-être vous les aura-t-elle écrites elle-même ; mais elle dit si bien qu’il n’y a pas d’inconvénient à la répéter : je vais la transcrire.

« Je vous envoie, ma chère petite-fille, une requête que M. de Voltaire m’a envoyée ; vous verrez qu’elle est adressée au roi, et qu’il dit en note que l’instance est au conseil. Le sujet en est très-intéressant ; la cause qu’il défend est certainement bonne en soi, mais je crains bien que la manière un peu trop philosophique dont elle est traitée, et le nom de M. de Voltaire n’y nuisent beaucoup. Comme votre commerce avec lui est plus régulier que le mien, je vous prie, la première fois que vous lui écrirez, de lui accuser pour moi la réception de cette requête, et de l’en remercier. Dites-lui en même temps, vous qui êtes en droit de lui tout dire, que vous ne lui conseillez pas de badiner avec le roi ; que les oreilles des rois ne sont pas faites comme celles des autres hommes, et qu’il faut leur parler un langage plus mesuré. Je vous prie aussi d’envoyer la requête au grand-papa, dès que vous l’aurez lue : je la lui annonce. »

Dans une seconde lettre, elle me mande que vous lui avez écrit sous l’adresse de sa femme de chambre, en lui envoyant six montres ; qu’elle les a envoyées sur-le-champ à son mari ; qu’elle le menace de les prendre toutes six sur son compte s’il ne les fait pas acheter par le roi.

Voilà, je crois, toutes les commissions dont je suis chargée ; mais après m’en être acquittée, je n’ai pas tout dit, il faut que je parle pour moi à mon tour.

Votre requête m’a paru le modèle du style des avocats ; peut-être voudrais-je en retrancher le ton philosophique, qui n’est pas nécessaire pour combattre l’injustice.

Vos derniers cahiers m’ont ravie ; l’article Ame me déterminerait seul à me rendre votre écolière. Il y a longtemps que je pense que la seule chose qu’on puisse bien savoir, c’est que nous sommes faits pour ignorer tout. Le doute me paraît si naturel et si sage que je n’ose m’élever contre les affirmations, de peur de me laisser entraîner à affirmer moi-même. Tout ce que nous ne pouvons pas comprendre nous doit être aussi inutile qu’impossible à croire ; un aveugle-né peut-il se soumettre à croire les couleurs ? Qu’est-ce que ce serait que sa soumission ? Qui pourrait-elle satisfaire ? Il n’y a que des fous qui pourraient l’exiger. Ma philosophie est terre à terre. Voyez si vous voulez d’une telle écolière. Mais, soit instinct, sentiment ou raison, je n’aurai jamais d’autre maître que vous.

J’aime beaucoup votre triomphe sur le fripon jésuite. Je vous promets la vie éternelle, mon cher Voltaire ; si vous n’en jouissez pas dans le ciel, vous en jouirez dans tous les cœurs de ceux qui resteront sur terre. Je voudrais bien passer avec vous le peu de temps qui me reste à l’habiter ; vous fortifieriez en moi ce qu’on appelle âme, qui de jour en jour s’affaiblit et s’attriste. Ah ! vous avez raison, on serait heureux, si l’on passait ses vingt-quatre heures sans douleur et sans ennui ! Si on me donnait un souhait à faire, avec la certitude qu’il serait exaucé, j’aurais bientôt dit : Ce n’est ni la fortune, ni les honneurs, ni même une parfaite santé que je désire, c’est le don de ne me jamais ennuyer. Vous pouvez, mon cher contemporain, remplir mon souhait en m’envoyant tout ce que vous faites ; ne retranchez rien, excepté les articles sciences, où je ne pourrais rien comprendre.

Je ne sais point encore ce que le grand-papa aura répondu à la grand’maman sur vos montres ; dès que je le saurai, je vous le manderai. Adieu.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.