Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7857

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 50-51).
7857. — À M. DE LA BORDE.
À Ferney, 16 avril.

Je n’ai l’honneur de vous connaître, monsieur, que par votre générosité. Vous commençâtes par m’aider à marier la petite-fille de Corneille ; vous avez eu toujours la bonté de me faire toucher mes rentes, sans souffrir que je perdisse un denier par le change ; vous avez bien voulu encore placer mon petit pécule : qu’ai-je fait pour vous ? rien.

Si j’étais jeune, je viendrais en poste vous embrasser à la Ferté mais j’ai bientôt soixante-dix-sept ans, et je suis très-malade.

Je ne savais pas un mot des belles choses qui se sont faites, quand je vous écrivis le 5 de mars[1]. Je n’ai encore vu ni édit, ni déclaration ; je suis enterré dans les neiges, où je meurs.

Je comprends un peu à présent, et je conçois qu’on a jeté sur votre maison une grosse bombe, dont un éclat est tombé sur ma chaumière. Dans ce désastre, vous voulez encore rétablir mon toit, que les ennemis ont brûlé. C’en est trop, monsieur, il ne faut pas que vous payiez tous les frais de la guerre ; vous êtes trop noble. J’accepte tout ce que vous me proposez, excepté ce dernier trait de grandeur d’âme.

Oui, monsieur, votre idée des rentes sur la ville est très-bonne et je vous supplie de donner ordre qu’on l’exécute.

Vous savez les desseins de M. le duc de Choiseul sur la fondation d’une ville dans mon voisinage. Vous êtes instruit des meurtres commis à Genève, et de la protection que la cour donne aux émigrants.

Je n’ai pas déplu à M. le duc de Choiseul, en recueillant chez moi plusieurs habitants de Genève. En six semaines ils ont fait des montres, j’en ai envoyé une caisse à M. le duc de Choiseul lui-même. J’établis une manufacture considérable ; si elle tombe, je ne perdrai que l’argent que je prête sans aucun profit.

Les seize mille cinq cents livres dont vous me parlez viendraient très-bien au secours de notre manufacture au mois d’auguste.

Si vous pouviez m’indiquer quelque manière d’avoir de l’or d’Espagne en lingots ou espèces, vous me rendriez un grand service ; il ne nous en faudra que pour environ mille louis par an. Les ouvriers disent que l’or est beaucoup trop cher à Genève, et qu’on perd trop sur les louis d’or ; on donnerait des lettres sur Lyon pour chaque envoi de matière.

Tout cela est fort éloigné de mes occupations ordinaires ; mais j’ai le plaisir de décupler les habitants de mon hameau, de faire croître du blé où il croissait des chardons, d’attirer des étrangers, et de faire voir au roi que je sais faire autre chose que l’Histoire du Siècle de Louis XIV, et des vers.

Je sais surtout, monsieur, sentir tout votre mérite et toutes les obligations que je vous ai. Je vous crois fort au-dessus des revers que vous avez essuyés. Toutes les âmes nobles sont fermes.

J’ai l’honneur d’être, avec une reconnaissance inviolable, avec l’estime qu’on vous doit, avec l’amitié que vous m’inspirez, monsieur, etc.

  1. Cette lettre manque.