Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7817

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 11-13).
7817. À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 10 mars.

Madame, j’aurais eu l’honneur de remercier plus tôt Votre Majesté impériale, si je n’avais pas été cruellement malade. Je n’ai pas la force de vos sujets, il s’en faut de beaucoup. Je me flatte surtout qu’ils auront celle de continuer à bien battre les Turcs.

Votre Majesté m’a dit un grand mot : Je ne manque ni d’hommes ni d’argent[1] : je m’en aperçois bien, puisqu’elle fait acheter des tableaux à Genève, et qu’elle les paye fort cher. La cour de France ne vous ressemble pas ; elle n’a point d’argent, et elle nous prend le nôtre.

La lettre dont Votre Majesté a daigné m’honorer m’était bien nécessaire pour confondre tous les bruits qu’on affecte de répandre. Je me donne le plaisir de mortifier les conteurs de mauvaises nouvelles.

Le roi de Prusse vient de m’envoyer cinquante vers français fort jolis[2] ; mais j’aimerais mieux qu’il vous envoyât cinquante mille hommes pour faire diversion, et que vous tombassiez sur Moustapha avec toutes vos forces réunies. Toutes les gazettes disent que ce gros cochon va se mettre à la tête de trois cent mille hommes ; mais je crois qu’il faut bien rabattre de ce calcul. Trois cent mille combattants, avec tout ce qui suit pour le service et la nourriture d’une telle armée, monteraient à près de cinq cent mille. Cela est bon du temps de Cyrus et de Tomyris, et lorsque Salomon avait quarante mille chars de guerre, avec deux ou trois milliards de roubles en argent comptant, sans parler de ses flottes d’Ophir.

Voici le temps où les flottes de Votre Majesté, qui sont un peu plus réelles que celles de Salomon, vont se signaler. La terre et les mers vont retentir, ce printemps, de nouvelles vraies et fausses. J’ose supplier Votre Majesté impériale de daigner ordonner qu’on m’envoie les véritables. Écrire un code de lois d’une main, et battre Moustapha de l’autre, est une chose si neuve et si belle que vous excusez sans doute, madame, mon extrême curiosité.

J’ai encore une autre grâce à vous demander, c’est de vouloir bien vous dépêcher d’achever ces deux grands ouvrages, afin que j’aie le plaisir d’en parler à Pierre le Grand, à qui je ferai bientôt ma cour dans l’autre monde.

J’espère lui parler aussi d’un jeune prince Gallitzin qui me fait l’honneur de coucher ce soir dans ma chaumière de Ferney. Je suis toujours enchanté de l’extrême politesse de vos sujets. Ils ont autant d’agrément dans l’esprit que de valeur dans le cœur. On n’était pas si poli du temps de Catherine Ire. Vous avez apporté dans votre empire toutes les grâces de madame la princesse votre mère, que vous avez embellies.

Vivez heureuse, madame ; achevez tous vos ouvrages ; soyez la gloire du siècle et de l’Europe. Je recommande Moustapha à vos braves troupes : ne pourrait-il pas aller passer le carnaval de 1771 à Venise avec Candide ?

Je reçois une lettre de M. le comte de Schouvalow, votre chambellan, qui me fait voir qu’il a reçu les miennes, et que la pétaudière polonaise ne les a pas arrêtées.

Que Votre Majesté impériale daigne toujours agréer mon profond respect, mon admiration et mon enthousiasme pour elle.

  1. Lettre 7753.
  2. L’Épître à madame de Morrien ; voyez une note sur la lettre 7786.