Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7753

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 531).
7753. — À M. DE BELLOY.
À Ferney, 17 janvier.

Eh, mon Dieu ! monsieur ! eh, mon Dieu ! mon cher confrère en Melpomène, mon chantre des héros de la France, comment diable aurais-je pu faire pour vous causer la moindre petite peine ? Le jeune auteur inconnu de la Tolérance ou des Guèbres n’avait jamais pensé à être joué ni devant ni après personne. La pièce était imprimée longtemps avant qu’on se fût avisé de la lire très-imprudemment aux comédiens, pour qui elle n’est point faite. Peut-être dans cent ans pourra-t-on la jouer, quand les hommes seront devenus raisonnables, et qu’il y aura des acteurs. Je sais positivement que le jeune inconnu n’avait songé, dans sa petite préface, qu’à faire civilité à ceux qui daignaient travailler pour le théâtre. Si je n’avais pas détruit le mien pour y loger des vers à soie, je nous réponds bien que nous y jouerions le Chevalier sans peur et sans reproche[1]. On ne vous fait d’autre reproche à vous, mon cher confrère, que d’avoir privé le public du plaisir de la représentation ; mais on s’en dédommage bien à la lecture.

J’avoue que je serais curieux de savoir pourquoi vous, qui êtes le maître du théâtre, vous ne l’avez pas gratifié de votre digne chevalier.

Pardon de la brièveté de ma lettre. Je suis bien malade et bien vieux ; mais j’ai encore une âme qui sent tout votre mérite. Comptez, monsieur, que j’ai l’honneur d’être, du fond de mon cœur, avec tous les sentiments que vous méritez, votre très-humble, très-obéissant, et très-étonné serviteur.

Le vieil ermite des Alpes.

  1. Gaston et Bayard, tragédie de de Belloy, jouée deux fois à Versailles en février 1770, et imprimée la même année ; elle ne fut représentée à Paris que le 24 avril 1771.