Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7816

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 10-11).
7816. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 9 mars.

Nos lettres se sont croisées, mon cher et illustre maître. Vous avez dû voir par la mienne que si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c’est que depuis six semaines j’ai l’honneur d’être imbécile ; plaignez-moi donc, et ne me grondez pas. Tous nos amis communs sont témoins de mon tendre attachement pour vous : aux sentiments de qui rendriez-vous justice, si vous ne la rendiez pas aux miens ?

Je verrai Panckoucke, et je le tranquilliserai, si cependant un pauvre diable qui a cent mille écus en papier sous un hangar à la Bastille peut être dûment tranquillisé. Je ne comprends pas, je vous l’avoue, pourquoi on veut empêcher de répandre dans le royaume et en Europe quatre mille exemplaires de l’Encyclopédie, lorsqu’il y en a déjà quatre mille de distribués.

On s’égorge donc dans Genève, et, Dieu merci, ce n’est pas pour la consubstantialité ou consubstantiabilité du Verbe. À quoi pense l’orateur Vernet de ne pas faire comme ce philosophe dont parle Tacite[1], d’aller se mettre entre les deux armées, bona pacis et belli mala disserens ? Il y attraperait quelque coup de fusil ou de broche, et ce serait grand dommage.

Oui vraiment je sais que vous êtes devenu capucin, et je vous fais mon compliment sur cette nouvelle dignité séraphique. Ne vous avisez pas au moins de vous faire jésuite, surtout en Bretagne, car ils y sont actuellement très-malmenés, et on vient de les en chasser pour prix des troubles qu’ils y excitent depuis trois ou quatre ans. Le roi de Prusse me mande[2] qu’il est le meilleur ami du cordelier pape[3], et que le successeur de Barjone le regarde, tout hérétique qu’il est, comme le soutien de sa garde prétorienne, ignatienne, que les autres majestés très-chrétienne et très-catholique voudraient lui faire chasser. Je ne doute point que le nouveau sujet de frère Amatus d’Alamballa ne devienne bientôt aussi le meilleur ami du frère Ganganelli. Si vous allez jamais lui baiser les pieds et servir sa messe, avertissez-moi, je vous prie, car je veux au moins l’aller sonner.

On est bien plus occupé en ce moment du contrôleur général[4] et de ses opérations (vraiment chirurgicales) que de l’assemblée du clergé. Je ne doute point que cette assemblée ne se passe, comme toutes les autres, à payer, à clabauder, et à se faire moquer d’elle. Quand on aura son argent, on lui dira comme Harpagon : « Nous n’avons que faire de vos écritures[5] » ; et tout le monde s’en ira content.

Oui, j’ai lu la Religieuse[6] de La Harpe, et je trouve qu’il n’a rien fait qui en approche. Ne pensez-vous pas de même ? Adieu, mon cher et illustre ami ; croyez que je suis et serai toujours tuus ex animo.

Que dites-vous des Géorgiques[7] de l’abbé Delille et du livre de l’abbé Galiani ?

  1. Histoires, iii. 81.
  2. La lettre du roi de Prusse est du 8 janvier 1770.
  3. Clément XIV.
  4. L’abbé Terray.
  5. L’Avare, acte V, scène vi.
  6. Mélanie.
  7. Voyez lettres 8200 et 8230.