Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7794

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 569-570).
7794. — À M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
21 février 1770, à Ferney.

En vérité, monsieur, ce n’est pas assez pour moi que vous désiriez d’avoir été mal informé. Il serait bien triste pour nous deux que vous eussiez pu imaginer un moment qu’on eût eu la bêtise d’étêter des arbres en les ébranchant, et que moi j’eusse eu l’autre bêtise de vendre mes ébranchages, lorsque j’ai quinze feux dans mon château, et que je suis obligé de faire venir du bois de quatre lieues dans cet abominable pays, où l’on manque de tout, et où ma seule consolation est de jouir de deux terres franches, avantage qu’on n’a point ailleurs.

Au reste, je doute fort que M. Salles obtienne jamais les privilèges que vous avez obtenus pour Tournay[2]. Soyez très-sûr, et j’en sais des nouvelles, que le roi ne pardonnera jamais aux Genevois leur conduite. Ils viennent en dernier lieu d’égorger des habitants qui avaient envoyé leurs signatures au ministère pour se retirer a Versoy. Ils ont tué entre autres un vieillard de quatre-vingts ans qui se promenait dans les rues en robe de chambre. Ils ont blessé, à coups de crosse de fusil, une femme grosse qui en mourra. Toute la ville est en armes et en combustion. Deux mille habitants vont quitter cet antre de la discorde.

Vous n’avez pas fait assurément un mauvais marché avec moi. Vous le savez, et vous me devez de l’amitié en dédommagement. Je regarderai cette amitié comme d’un prix fort supérieur à celui que je vous ai payé.

Je dois, en vous parlant de Tournay pour la dernière fois, vous observer (sic) que le fermier Chouet, ivrogne, fils du syndic Chouet, ivrogne, petit-fils du libraire Chouet, ivrogne, avait cru, en faisant la contrebande des blés, gagner des sommes immenses et vous payer ce que vous voudriez de votre terre. Mais les choses sont bien changées depuis la liberté de l’exportation des grains. Soyez très-persuadé qu’actuellement vous ne retireriez pas de Tournay mille francs si vous la faisiez régir. Voilà l’état des choses. Croyez-moi sur ma parole. Je n’ai aucun intérêt de vous déguiser la vérité ; et quand je dis mille francs, c’est beaucoup trop.

Pour des fermiers, vous savez qu’on n’en trouve point. Quand je vous ai proposé de faire affermer vous-même la terre par Girod, c’était uniquement pour vous convaincre de la vérité de tout ce que je vous dis, et pour vous faire voir que je suis très-heureux d’en retirer environ quinze à seize cents livres, c’est-à-dire douze cent francs en argent et le reste en fournitures qui valent tantôt au-dessus de cent écus et tantôt au-dessous.

Tout cela, monsieur, étant bien nettement expliqué et dans la vérité la plus exacte et la plus incontestable, il ne me reste qu’à vous demander l’honneur de votre amitié. J’ai celui d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Après le traité de Lyon (27 janvier 1601), par lequel la Bresse, le Bugey et le pays de Gex furent cédés à Henri IV par le duc de Savoie en échange du marquisat de Saluces, le roi confirma l’exemption de tailles et divers autres privilèges et franchises pour les fonds que les habitants de Genève possédaient dans le pays de Gex. Un dénombrement de ces fonds fut fait en 1609, et la terre de Tournay s’y trouva comprise, parce que Jean de Brosses, son possesseur, avait droit de bourgeoisie à Genève. — Le président de Brosses obtint, à titre de confirmation, le renouvellement de ces privilèges en 1755. — Il paraîtrait qu’en 1770, un sieur Salles, Genevois, marchandait Tournay ; et Voltaire cherche à inquiéter M. de Brosses sur la conclusion de ce marché, subordonnée, ce semble, à la question de conservation des privilèges en cas de vente. (Th. F.)