Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7779

7779. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, samedi 14 février 1770.

Mercredi prochain, 7 de ce mois, il partira, par les guimbardes de Lyon, l’Histoire de Charles V. Ce mot guimbardes de Lyon, pour avoir acquis une nouvelle signification, n’a pas perdu l’ancienne, je puis vous en assurer.

Je vous ai, je crois, déjà mandé que je trouvais charmants les vers de M. Guillemet ; la modestie, ou plutôt l’humilité de la grand’maman, ne lui permet pas de les montrer à beaucoup de monde, mais le petit nombre de ceux qui les ont vus en ont été charmés, et le grand-papa, qui n’aime point la louange, n’a pu se défendre de paraître très-satisfait de la grâce, de la délicatesse de celle que nous lui donnez. Je voudrais que vous pussiez juger par vous-même de quelle vérité sont vos éloges.

Je suis bien fâchée que le petit Craufurd ne soit plus ici, mais je lui enverrai un extrait de votre lettre.

Je ne veux point abuser de votre complaisance, en vous priant de m’écrire souvent. Vous avez, de bien meilleurs emplois à faire de votre temps, et moi par la raison contraire, n’ayant rien à faire, je n’ai aussi rien a dire. Mes lettres ne seraient remplies que de traités sur l’ennui, sur le dégoût du monde, sur le malheur de vieillir : cela ne serait-il pas bien amusant ? Oh ! non, monsieur de Voltaire, je me fais justice ; je serai parfaitement contente si vous me conservez votre amitié, votre souvenir, et si vous m’en donnez des marques, en m’envoyant exactement tout ce que vous ferez. Quel est donc l’ouvrage qui est actuellement sur le tapis ? Il doit m’amuser beaucoup. C’est donc quelque chose de gai et de frivole ? Et ce ne sera pas sur une certaine matière, sur laquelle il ne reste plus rien à dire ; ce ne sera pas non plus un traité économique, ni des préceptes sur l’agriculture. Vous sentez bien que, quand on habite un tonneau dans le coin de son feu, on s’intéresse fort peu à ces parties de l’administration. On lit les édits malgré qu’on en ait. Ma curiosité n’a pas été fort satisfaite par les derniers ; ils m’ont appris que je perdais mille écus de rente. Je suis plus philosophe que je ne croyais, car je suis presque insensible a cette perte ; je trouve dans ce qui afflige tout le monde ma consolation, la vieillesse ; ce n’est pas la peine de s’affliger de rien, quand on a si peu de temps à souffrir. Cette réflexion est commune : elle a été dite et écrite par tout le monde, mais sans le sentir ; et moi, je ne le dis que parce que je le sens.

Ne croyez point que je coure le monde, je ne sors que pour souper, et je ne soupe que chez mes connaissances les plus particulières. Je ne dis pas chez mes amis : ah ! monsieur de Voltaire, y en a-t-il dans le monde ? Vous avez des adorateurs, et en grand nombre ; mais croyez-vous avoir beaucoup d’amis ? Ne faites point usage de ceci contre moi ; je dois être exceptée de la thèse générale, et par vous plus que par qui que ce soit.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure ; Paris, 1865.