Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7732

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 513-514).
7732. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 11 décembre.

Je vous dois, mon cher et illustre maître, des remerciements pour la tragédie des Guèbres, que j’ai reçue il y a quelque temps de votre part. Je souhaiterais fort que cette pièce pût être représentée ; elle achèverait peut-être, sur les esprits des Welches, l’ouvrage que la tragédie de Mahomet avait déjà commencé, celui d’inspirer l’horreur de l’intolérance et du fanatisme ; mais trop de gens, mon cher philosophe, sont intéressés à empêcher le progrès de la raison. Toutes les fois qu’on veut aujourd’hui rendre ridicules ou odieux des prêtres, de quelque secte que ce soit, les nôtres regardent au dedans d’eux-mêmes, et se disent, en grinçant les dents :


· · · · · Mutato nomine, de me
Fabula narratur.

(Hor., lib. I, sat. i, v. 69-70.)

Quant à la préface de cette tragédie, je suis depuis longtemps entièrement de votre avis sur Athalie. J’ai toujours regardé cette pièce comme un chef-d’œuvre de versification, et comme une très-belle tragédie de collège. Je n’y trouve ni action ni intérêt : on ne s’y soucie de personne, ni d’Athalie, qui est une méchante carogne, ni de Joad, qui est un prêtre insolent, séditieux et fanatique ; ni de Joas même, que Racine a eu la maladresse de faire entrevoir en deux endroits comme un méchant garnement futur. Je suis persuadé que les idées de religion dont nous sommes imbus dès l’enfance contribuent, sans que nous nous en apercevions, au peu d’intérêt qui soutient cette pièce : et que si on changeait les noms, et que Joad fût un prêtre de Jupiter ou d’Isis, et Athalie une reine de Perse ou d’Égypte, cette pièce serait bien froide au théâtre. D’ailleurs à quoi sert toute cette prophétie de Joad, qu’à faire languir l’action, qui n’est pas déjà trop animée ? Je crois en général (et je vais peut-être dire un blasphème) que c’est plutôt l’art de la versification que celui du théâtre qu’il faut apprendre chez Racine. J’en connais à qui je donnerais un plus grand éloge, mais ils n’ont pas l’honneur d’être morts.

On dit que vous êtes malade, mon cher ami, et on ajoute que vous avez du chagrin pour une cause[1] qui me paraît bien juste. Je ne saurais croire que cette cause soit réelle ; si par malheur elle l’était, elle me rappellerait la belle tirade de la péroraison Pro Milone, qui commence par ces mots : Hiccine vir patriæ natus, etc.

Le contrôleur général est, dit-on, bien embarrassé pour trouver de l’argent : Dieu le père n’en trouverait pas. Hippocrate, Esculape, et toute l’école de médecine, ne rétabliraient pas un malade qui se donnerait tous les jours, à dîner et à souper, une indigestion. Ce sera le cas de la France, tant qu’on n’y connaîtra pas l’économie.

Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. Mes respects à Mme Denis.

  1. Le désir de faire un voyage à Paris.