Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7733

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 514-516).
7733. — À M. MOULTOU[1].
13 décembre 1769.

Je vais répondre, mon cher philosophe, à tous les points de votre lettre.

Il n’a point encore été question au conseil d’un conventicule huguenot à Versoy. On n’en parlera qu’après l’arrangement ou dérangement des finances qui va se faire, et après l’extinction de certaines tracasseries qui sont trop longues.

Le libraire qui s’est confié à des théologiens est un grand sot. Ce polisson croit donc être au temps de Calvin. Un jeune homme plein d’esprit, qui a vu son manuscrit, prétend que rien n’est si plat et si obscur. Il dit que rien n’est plus capable de déshonorer la mémoire de votre ancien ami. Ne pourriez-vous pas redemander en justice les manuscrits qui vous appartiennent, en qualité d’exécuteur testamentaire[2] ?

Je vous fais mon compliment sur vos deux galériens. Si c’est par Mme la duchesse d’Enville que vous êtes parvenu à cette bonne œuvre, cela prouve qu’elle a du crédit auprès de M. de Saint-Florentin ; si c’est par vous-même, vous ferez casser la révocation de l’édit de Nantes[3].

Je voudrais bien savoir comment le parlement de Toulouse a validé un mariage fait contre les lois du royaume. Cela n’est pas dans l’ordre des possibles. Il faut qu’il y ait, dans cette aventure, des circonstances qui en changent totalement le fond.

Il est très-vrai, Dieu merci, qu’il y a dans ce parlement une douzaine de magistrats aussi philosophes que vous.

Si on ne vous dit rien des Sirven, lisez la dernière Gazette de Berne. Vous y verrez que le 17 novembre Sirven a été élargi, avec mainlevée de son bien. Il en appelle au parlement pour avoir des dédommagements. Je n’ai pas un seul exemplaire de Dieu et les Hommes[4].

Votre pauvre Charles Bonnet aurait grand besoin que ses parents le fissent interdire[5].

Voilà, mon cher ami, tous vos articles tirés au clair. Ce qu’il y a de plus vrai dans tout ceci, c’est que je vous aime autant que je vous estime, et, le tout, sans cérémonie.

  1. Éditeur A. Coquerel.
  2. J’ai expliqué à M. de Voltaire qu’on m’avait rendu mes manuscrits et qu’on les imprimait en Hollande. (Note de Moultou).

    — Il s’agit de Rousseau, et probablement de la première partie des Confessions.

  3. Il était très-difficile en effet d’obtenir la grâce des galériens protestants. Les hommes convaincus d’avoir assisté au culte étaient envoyés aux galères pour ce seul fait, et Louis XIV avait, formellement défendu de les libérer à l’expiration de leur peine ; quand une fois ils y étaient entrés, même pour un temps limité, ils n’en sortaient plus. On y mêlait systématiquement trois sotes très-différentes de condamnés : des protestants, des malfaiteurs, et ce qu’on appelait des Turcs, c’est-à-dire des Algériens, des Barbaresques ou autres Orientaux pris à la guerre. Un de ces forçats libérés, Martheile de Bergerac, a laissé des mémoires qui sont devenus excessivement rares ; c’est un des livres les plus curieux qui existent dans notre langue.

    En 1764, Claude Chaumont fut libéré ; Voltaire avait lui-même obtenu sa grâce. L’historien des Églises du désert, tome II. page 424, a publié une lettre d’un pasteur qui présenta Chaumont à son libérateur : « Quoi ! lui dit Voltaire, mon pauvre petit bonhomme, on vous avait mis aux galères ! Que voulait-on faire de vous ? Quelle conscience de mettre à la chaîne et d’envoyer ramer un homme qui n’avait commis d’autre crime que de prier Dieu en mauvais français ! »

    En 1769 je ne trouve qu’un seul nom de galérien mis en liberté, Alexandre Chambon, âgé de plus de quatre-vingts ans, dont vingt-sept passés aux galères. Sa libération est en général attribuée au prince de Beauvau.

    Dans une autre circonstance, Moultou s’efforça d’obtenir la délivrance d’un autre forçat, père de six enfants très-jeunes encore. C’était un nommé Raymond, dont le souvenir et la famille se sont perpétués dans le midi de la France. Par l’intermédiaire de Mlle Curchod de Nasse, qui fut plus tard Mme Necker, Moultou fit agir la duchesse d’Enville. Malheureusement Mme d’Enville s’adressa à M. de Saint-Florentin, persécuteur opiniâtre et sans pitié. Il répondit : « Cette affaire regarde M. le duc de Choiseul (ministre de la marine) ; mais, s’il faisait sortir Raymond, je le feraiq, moi, charger de chaînes. » (Correspondance inédite de Moultou.)

    Il résulte d’une autre lettre de Voltaire (à d’Argental, en date du 17 juin 1764 voyez tome XLIII, page 242), que Voltaire avait proposé au duc de Choiseul de transporter à la Guyane comme colons « une trentaine de galériens qui sont sur les chantiers de Marseille pour avoir écouté la parole de Dieu en pleine campagne. » Ils devaient s’embarquer avec chacun mille écus. Voltaire se plaint qu’au dernier moment ils ont manqué de parole et préféré les galères à la Guyane. Mais il nous semble incroyable que ces forçats eussent trouvé dans leurs familles ruinés 90,000 francs pour un pareil établissement.

    Ce fut seulement sous Louis XVI, en 1775, que les deux derniers forçats pour la foi, comme les appelaient nos pèred, furent libérés. (Note du premier éditeur)

  4. Voyez tome XXVIII, page 129.
  5. Grande injustice (Note du premier éditeur.)