Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7694

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 479-480).
7694. — À M. D’ALEMBERT.
28 octobre.

Mme Denis, mon très-cher et très-grand philosophe, m’apporte votre lettre du 15. J’aurais encore mieux aimé causer avec vous à Paris ; mais le triste état où je suis ne m’a pas permis de voyager, et je crois, entre nous, que ni messieurs ni les révérends pères n’auront plus désormais de querelle avec moi.

Soyez très-sûr que l’histoire de Martin[1] est dans la plus exacte vérité. Martin fut condamné, il y a environ trois ans, à Paris, comme je vous l’ai mandé. Les annales du pays ne m’ont point encore annoncé la date de sa mort, mais je vous ai mandé celle de la déclaration que fit le coupable de l’innocence de Martin. On a rassemblé la pauvre famille dispersée. On fait un mémoire actuellement en sa faveur. Je suis bien sur que vous ne me citerez pas, mais il est bien étrange qu’on craigne d’être cité quand il s’agit de secourir une malheureuse famille qui demande justice de la mort abominable de son père.

Mme Denis m’a parlé d’une pièce de vers intitulée Michaut, ou Michon et Michelle[2]; elle dit que c’est une pièce satirique contre des conseillers au parlement, mais qu’elle ne l’a pas vue. Elle ajoute qu’on a la fureur de me l’attribuer. Je suis si malade que je ne puis me livrer à une juste colère ; ces infâmes calomnies m’empêcheraient de venir à Paris, quand même j’aurais la force de soutenir la vie qu’on y mène, et qui ne me plaît point du tout.

Vous savez peut-être que Panckouke m’a proposé de travailler à la partie littéraire du Supplément de l’Encyclopédie. Je m’en chargerai avec grand plaisir, si la nature m’en donne le temps et la force ; j’ai même des matériaux assez curieux, il se vante que vous travaillez à tout ce qui regarde les mathématiques et la physique. Comment ferez-vous quand il faudra combattre les molécules organiques, les générations sans germe, et les anguilles de blé ergoté ? Laissera-t-on subsister dans l’Encyclopédie les exclamations Ô mon cher ami Rousseau[3] ? déshonorera-t-on un livre utile par de pareilles pauvretés ? laissera-t-on subsister cent articles qui ne sont que des déclamations insipides ? et n’êtes-vous pas honteux de voir tant de fange à côté de votre or pur ?

Je vous demanderais aussi de retrancher un petit mot, à la fin d’un article, concernant Maupertuis[4]. Il n’est pas bien sûr qu’il eût raison, mais il est très-sûr qu’il a été fou et persécuteur. Mme Denis m’a bien étonné en m’apprenant le déplorable état où se sont trouvées les affaires de Damilaville à sa mort. Je plains beaucoup son pauvre domestique. Permettez que je vous adresse ce petit billet[5], qui me coûte beaucoup plus de peine à écrire qu’il ne coûte d’argent, car à peine puis-je me servir de ma main.

Si je puis travailler à la partie littéraire, il faudra toujours que je dicte.

Vous m’avez fait un vrai plaisir en réduisant dans plus d’un article l’infini à sa juste valeur.

Je vous prie, mon cher philosophe, de me mander si, dans mille cas, les diagonales des rectangles ne sont pas aussi incommensurables que les diagonales des carrés. C’est une fantaisie de malade.

Voici une chose plus intéressante. Grimm assure que l’empereur est des nôtres ; cela est heureux, car la duchesse de Parme, sa sœur[6], est contre nous.


Sæpe, premente deo, fert deus alter opem.

(Ovid., Trist., lib. I, eleg. ii, 4)

Fers mihi opem quand vous m’écrivez. Ce n’est pas seulement parce que je vous regarde comme le premier écrivain du siècle, mais parce que je vous aime de tout mon cœur.

  1. Voyez lettre 7656.
  2. Voyez une note sur la lettre 7688.
  3. Cet au mot Encyclopédie qu’est cette exclamation de Diderot ; voyez ci-dessu page 258.
  4. Dans le tome IV in-folio de l’Encyclopédie, un long passage qui termine l’article Cosmologie est tout entier sur Maupertuis.
  5. C’était le mandat d’une somme d’argent pour le domestique de Damilaville ; voyez lettre 7706.
  6. Voyez page 475.