Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7688

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 474-475).
7688. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, le 15 octobre.

J’ai reçu, mon cher et illustre confrère, en arrivant de la campagne, les tristes éclaircissements que vous m’avez envoyés sur l’aventure abominable du pauvre Martin[1]. Ses juges, dignes de martin-bâton, sont actuellement allés voir leurs dindons[2], auxquels ils ressemblent. Dès que la Saint-Martin, qui fait égorger tant de dindons à deux pieds avec plumes, aura ramené les dindons à deux pieds sans plumes, je vous promets de tirer cette affaire au clair, et de couvrir ces marauds de l’opprobre qu’ils méritent. J’en ai déjà parlé à quelques-uns de messieurs qui sont actuellement de la chambre des vacations ; ils prétendent qu’ils ne savent ce que c’est, car ils n’enragent point pour mentir. Ils viennent de condamner un assassin de Montrouge à être roué dans la place la plus convenable du village ; cela rappelle le bourreau d’armée qui était de Beauvais, et qui faisait des excuses à un maraudeur pendu, son compatriote, de ce qu’il n’aurait pas autant de commodités, étant pendu à un arbre, qu’à une potence. Cette place, la plus convenable pour rouer un homme, doit être mise à côté des coups de bâton donnés à un crucifix, dont il était parlé dans le bel arrêt du malheureux chevalier de La Barre. Je suis charmé que cette canaille parlementaire soit traîtée comme elle le mérite dans le code des lois de la Russie, et que les Tartares apprennent aux Welches à être humains.

Avez-vous entendu parler d’une petite drôlerie sur nosseigneurs du parlement, intitulée Michaut et Michel[3] ? Je ne sais qui en est l’auteur, ni s’il est Paris ; mais s’il avait envie d’y venir, je lui dirais en ami :


Occursare capro, cornu ferit ille, caveto.

(Virg., eccl. ix, v 23.)

Je ne sais pas si le parlement de Toulouse rendra justice au pauvre Sirven ; je le souhaite pour son honneur (j’entends pour celui du parlement). À propos de Sirven, Damilaville avait un pauvre domestique qui l’a logé pendant longtemps, et à qui son maître avait promis de lui procurer pour cette bonne œuvre quelque gratification dont il a besoin, étant chargé de famille. Mme Denis m’a promis de vous en parler. Elle vous dira d’ailleurs que nous continuons, comme de raison, à la cour et à la ville, à dire et à faire beaucoup de sottises ; mais elle ne vous dira sûrement pas assez combien je vous aime et vous regrette, et combien j’aurais de désir de vous embrasser encore une fois. En attendant, je vous embrasse en esprit et en âme, de toutes mes forces et de tout mon cœur.

P. S. J’espérais un peu de l’infant duc de Parme[4], attendu la bonne éducation qu’il a eue ; mais où il n’y a point d’âme, l’éducation n’a rien à faire. J’apprends que ce prince passe la journée à voir des moines, et que sa femme, Autrichienne[5] et superstitieuse, sera la maîtresse. Ô pauvre philosophie ! que deviendrez-vous ? il faut cependant tenir bon, et combattre jusqu’à la fin.


Faisons notre devoir, et laissons faire aux dieux[6].


  1. Lettre 7656.
  2. C’est-à-dire allés passer les vacances dans leurs terres.
  3. C’était un poëme contre Michaut de Montaron de Monblin et Michel Lepelletier de Saint-Fargeau (voyez lettre 7706) ; La Harpe en rapporte quelques vers dans sa Correspondance littéraire. On l’attribua à Voltaire, puis à Turgot, mais Condercet en était l’auteur. On trouve cette pièce dans la lettre de Condorcet à Turgot du dimanche de Pâques, avril 1770 ; voyez les Œuvres de Condorcet, édition de 1847-49, tome Ier, page 165. On avait dit à Voltaire, et il croyait en effet, que Turgot en était l’auteur.
  4. Ferdinand voyez tome XXXIX, page 381.
  5. Marie-Amélie-Josèphe-Jeanne-Antoinette, archiduchesse d’Autriche, née le 26 février 1746, mariée le 19 juillet 1769, morte en 1802.
  6. Voltaire a dit dans Rome sauvée, acte I, scène vii :
    Faisons notre devoir, les dieux feront le reste.

    Corneille, dans les Horaces, acte I, scène viii avait dit :
    Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.