Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7687

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 472-473).
7687. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
13 octobre.

Mon cher ange, j’aurais dû plus tôt vous faire mon compliment de condoléance sur votre triste voyage d’Orangis ; je vous aurais demandé ce que c’est qu’Orangis[1], à qui appartient Orangis, s’il y a un beau théâtre à Orangis ; mais j’ai été dans un plus triste état que vous. Figurez-vous qu’au 1er d’octobre il est tombé de la neige dans mon pays : j’ai passé tout d’un coup de Naples à la Sibérie ; cela n’a pas raccommodé ma vieille et languissante machine. On me dira que je dois être accoutumé, depuis quinze ans, à ces alternatives ; mais c’est précisément parce que je les éprouve depuis quinze ans que je ne les peux plus supporter. On me dira encore : George Dandin, vous l’avez voulu[2] ; George répondra comme les autres hommes : J’ai été séduit, je me suis trompé, la plus belle vue du monde m’a tourné la tête ; je souffre, je me repens ; voilà comme le genre humain est fait.

Si les hommes étaient sages, ils se mettraient toujours au soleil et fuiraient le vent du nord comme leur ennemi capital. Voyez les chiens, ils se mettent toujours au coin du feu ; et quand il y a un rayon de soleil, ils y courent. Lamotte, qui demeurait sur votre quai, se faisait porter en chaise, depuis dix heures jusqu’à midi, sur le pavé qui borde la galerie du Louvre, et là il était doucement cuit à un feu de réverbère.

J’ai peur que les maladies de Mme d’Argental ne viennent en partie de votre exposition au nord. N’avez-vous jamais remarqué que tous ceux qui habitent sur le quai des Orfèvres ont la face rubiconde et un embonpoint de chanoine, et que ceux qui demeurent à quatre toises derrière eux, sur le quai des Morfondus, ont presque tous des visages d’excommuniés ?

C’est assez parler du vent du nord, que je déteste, et qui me tue.

Vous avez sans doute vu Hamlet[3] : les ombres vont devenir à la mode : j’ai ouvert modestement la carrière, on va y courir à bride abattue ; domandaro acqua, non tempestà[4]. J’ai voulu animer un peu le théâtre en y mettant plus d’action, et tout actuellement est action et pantomime ; il n’y a rien de si sacré dont on n’abuse. Nous allons tomber en tout dans l’outré et dans le gigantesque ; adieu les beaux vers, adieu les sentiments du cœur, adieu tout. La musique ne sera bientôt plus qu’un charivari italien, et les pièces de théâtre ne seront plus que des tours de passe-passe. On a voulu tout perfectionner, et tout a dégénéré : je dégénère aussi tout comme un autre. J’ai pourtant envoyé à mon ami La Borde le petit changement que je vous avais envoyé pour Pandore, un peu enjolivé. Je vous avoue que j’aime beaucoup cette Pandore, parce que Jupiter est absolument dans son tort ; et je trouve extrêmement plaisant d’avoir mis la philosophie à l’Opéra. Si on joue Pandore, je serais homme à me faire porter en litière à ce spectacle ; mais,


Sic vos non vobis mellificatis, apes.

(Virg.)

J’ai donné quelquefois à Paris des plaisirs dont je n’ai point tâté. J’ai travaillé de toute façon pour les autres, et non pas pour moi ; en vérité, rien n’est plus noble.

Je vous ai envoyé, je crois, deux placets pour M. le duc de Praslin ; ce n’est point encore pour moi, je ne suis point marin, dont bien me fâche : je me meurs sur un vaisseau : sans cela, est-ce que je n’aurais pas été à la Chine, il y a plus de trente ans, pour oublier toutes les persécutions que j’essuyais à Paris, et que j’ai toujours sur le cœur ?

Mille tendres respects à Mme d’Argental.

À propos, si tout est chez moi en décadence, mon tendre attachement pour vous ne l’est pas.

  1. Voyezla note, tome VI, page 485.
  2. George Dandin, acte I, scène ix.
  3. Voyez la note 1 de La page precédente.
  4. Voyez page 40.