Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7686

7686. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 10 octobre.

Mon héros, dans sa dernière lettre, a daigné me glisser un petit mot de son jardin. Je suis, comme Adam, exclu du paradis terrestre, et je suis devenu laboureur comme lui. Je vous assure, monseigneur, que jamais mon cœur n’a été pénétré d’une plus tendre reconnaissance. Oserais-je vous supplier de vouloir bien faire valoir auprès de votre amie[1] les sentiments dont la démarche qu’elle a bien voulu faire m’a pénétré ? J’ai été tenté de l’en remercier ; mais je n’ose, et je vous demande sur cela vos ordres.

Au reste, il n’y a pas d’apparence que j’aie l’impudence de me présenter devant vous dans le bel état où je suis. Il n’est bruit dans le monde que de votre perruque en bourse, et je ne puis être coiffé que d’un bonnet de nuit. Toutes les personnes qui vous approchent jurent que vous avez trente-trois à trente-quatre ans tout au plus. Vous ne marchez pas, vous courez ; vous êtes debout toute la journée. On assure que vous avez beaucoup plus de santé que vous n’en aviez à Closter-Severn[2], et que vous commanderiez une armée plus lestement que jamais. Pour moi, je ne pourrais pas vous servir de secrétaire, encore moins de coureur : la raison en est que mes fuseaux, que j’appelais jambes, ne peuvent plus porter votre serviteur, et que mes yeux sont actuellement à la Chaulieu, bordés de grosses cordes rouges et blanches, depuis qu’il a neigé sur nos montagnes. Vous, qui êtes un grand chimiste, vous me direz pourquoi la neige, que je ne vois point, me rend aveugle, et pourquoi j’ai les yeux très-bons dès que le printemps est revenu. Comme vous êtes parfaitement en cour, je vous demanderai une place aux Quinze-Vingts pour l’hiver. Je défie toute votre Académie des sciences de me donner la raison de ce phénomène ; il est particulier au pays que j’habite. J’ai un ex-jésuite auprès de moi qui est précisément dans le même cas, et plusieurs autres personnes éprouvent cette même faveur de la nature. Plus j’examine les choses, et plus je vois qu’on ne peut rendre raison de rien.

J’ai à vous dire qu’on imprime actuellement dans le pays étranger les Souvenirs de Mme de Caylus[3]. Elle fait un portrait fort plaisant de M. le duc de Richelieu votre père, et votre père véritable, quoi que vous en disiez[4] ; je vois que c’était un bel esprit, et que l’hôtel de Richelieu l’emportait sur l’hôtel de Rambouillet.

Permettez-moi, monseigneur, de vous remercier encore, au nom des Scythes, de la vieille Mérope et de Tancrède.

On vient donc de jouer une tragédie anglaise[5] à Paris ; je commence à croire que nous devenons trop Anglais, et qu’il nous siérait mieux d’être Français. C’est votre affaire, car c’est à vous à soutenir l’honneur du pays.

Agréez toujours mon tendre respect et mon inviolable attachement.

  1. Mme Du Barry.
  2. 8 septembre 1757 ; voyez tome XV, page 347.
  3. Voyez tome XXVIII, page 285, les préface et notes de Voltaire sur ces Souvenirs, dont il donna la première édition.
  4. Voltaire, écrivant à Richelieu, n’avait pas les mêmes idées que quand il parlait à Mme de Fontaine du père putatif du maréchal (voyez tome XXXVIII, page 533.
  5. Hamlet, tragédie de Ducie, jouée le 30 septembre 1769.