Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7680

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 465-467).
7680. — À M. SERVAN.
À Ferney, 27 septembre.

C’est votre vie, monsieur, et non pas la mienne, qui est utile au monde. Je ne suis que vox clamantis in deserto[1] ; et j’ajoute que, vien rauco e perde il canto e la favella[2]. De plus, cette vieille voix ne part que du gosier d’un homme sans crédit, et qui n’a d’autre mission que celle de son amour pour une honnête liberté, de son respect pour les bonnes lois, et de son horreur pour des ordonnances et des usages absurdes, dictés par l’avarice, par la tyrannie, par la grossièreté, par des besoins particuliers et passagers, et qui enfin, pour comble de démence, subsistent encore quand les besoins ne subsistent plus. Il n’appartient, monsieur, qu’à un magistrat tel que vous d’élever une voix qui sera respectée, non-seulement par son éloquence singulière, mais par le droit de parler que vous avez dans la place où vous êtes.

C’est à vous de montrer combien il est absurde qu’un évêque se mêle de décider des jours où je puis labourer mon champ et faucher mes prés sans offenser Dieu ; combien il est impertinent que des paysans, qui font carême toute l’année, et qui n’ont pas de quoi acheter des soles comme les évêques, ne puissent manger, pendant quarante jours, les œufs de leur basse-cour sans la permission de ces mêmes évêques. Qu’ils bénissent nos mariages, à la bonne heure[3] ; mais leur appartient-il de décider des empêchements ? tout cela ne doit-il pas être du ressort des magistrats ? et ne portons-nous pas encore aujourd’hui les restes de ces chaînes de fer dont ces tyrans sacrés nous ont chargés autrefois ? Les prêtres ne doivent que prier Dieu pour nous, et non pas nous juger.

J’attends avec impatience que vous mettiez ces vérités dans tout leur jour, avec la force de votre style, qui ne perdra rien par la sagesse de votre esprit : vous rendrez un service éternel à la France.

Vous nous ferez sortir du chaos où nous sommes, chaos que Louis XIV a voulu en vain débrouiller. Nos petits-enfants s’étonneront peut-être un jour que la France ait été composée de provinces devenues, par la législation même, ennemies les unes des autres. On ne pourra comprendre à Lyon que les marchandises du Dauphiné aient payé des droits d’entrée comme si elles venaient de Russie. On change de lois en changeant de chevaux de poste ; on perd au delà du Rhône un procès qu’on gagne en deçà.

S’il y a quelque uniformité dans les lois criminelles, elle est barbare. On accorde le secours d’un avocat à un banqueroutier évidemment frauduleux, et on le refuse à un homme accusé d’un crime équivoque.

Si un homme qui a reçu un assigné pour être ouï est absent du royaume, et s’il ignore le tour qu’on lui joue, on commence par confisquer son bien. Que dis-je ! la confiscation, dans tous les cas, est-elle autre chose qu’une rapine ? et si bien rapine, que ce fut Sylla qui l’inventa. Dieu punissait, dit-on, jusqu’à la quatrième génération[4] chez le misérable peuple juif, et on punit toutes les générations chez le misérable peuple welche. Cette volerie n’est pas connue dans votre province ; mais pourquoi réduire ailleurs des enfants à l’aumône, parce que leur père a été malheureux ? Un Welche dégoûté de la vie, et souvent avec très-grande raison, s’avise de séparer son âme de son corps ; et, pour consoler le fils, on donne son bien au roi, qui en accorde presque toujours la moitié à la première fille d’opéra qui le fait demander par un de ses amants ; l’autre moitié appartient de droit à messieurs les fermiers généraux.

Je ne parle pas de la torture, à laquelle de vieux grands chambriers appliquent si légèrement les innocents comme les coupables. Pourquoi, par exemple, faire souffrir la torture au chevalier de La Barre ? était-ce pour savoir s’il avait chanté trois chansons contre Marie-Madeleine, au lieu de deux ? est-ce chez les Iroquois, ou dans le pays des tigres, qu’on a rendu cette sentence ? L’impératrice de Russie, de ce pays qui était si barbare il y a cinquante ans, m’a mandé qu’aujourd’hui, dans son empire de deux mille lieues, il n’y a pas un seul juge qui n’eût fait mettre aux Petites-Maisons de Russie les auteurs d’un pareil jugement ; ce sont ses propres paroles.

Puisse votre faible santé, monsieur, vous laisser achever promptement le grand ouvrage que vous avez entrepris, et que l’humanité attend de vous ! Nous avons croupi, depuis Clovis, dans la fange ; lavez-nous donc avec votre hysope, ou du moins cognez-nous le nez dans notre ordure, si nous ne voulons pas être lavés.

M. l’abbé de Ravel a dû vous dire à quel point je vous estime, je vous aime, et je vous respecte. Souffrez que je vous le dise encore dans l’effusion de mon cœur.

  1. Isaïe, xl, 3 ; et Jean, i. 23.
  2. Voltaire a déjà cité ce vers italien dans une lettre à Querini ; voyez tome XXXVII, page 443.
  3. Voyez la note tome XXVII, page 364.
  4. Deutéronome, v. 9.