Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7679

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 464-465).
7679. — À M. DE CHAMFORT.
À Ferney, 27 septembre.

Tout ce que vous dites, monsieur, de l’admirable Molière[1], et la manière dont vous le dites, sont dignes de lui et du beau siècle où il a vécu. Vous avez fait sentir bien adroitement l’absurde injustice dont usèrent envers ce philosophe du théâtre des personnes qui jouaient sur un théâtre plus respecté. Vous avez passé habilement sur l’obstination avec laquelle un débauché refusa la sépulture à un sage. L’archevêque Chanvallon mourut depuis, comme vous savez, à Conflans, de la mort des bienheureux, sur Mme de Lesdiguières[2], et il fut enterré pompeusement au son de toutes les cloches, avec toutes les belles cérémonies qui conduisent infailliblement l’âme d’un archevêque dans l’empyrée. Mais Louis XIV avait eu bien de la peine à empêcher que celui qui était supérieur à Plaute et à Térence ne fût jeté à la voirie : c’était le dessein de l’archevêque et des dames de la halle, qui n’étaient pas philosophes.

Les Anglais nous avaient donné, cent ans auparavant, un autre exemple ; ils avaient érigé, dans la cathédrale de Strafford, un monument magnifique à Shakespeare, qui pourtant n’est guère comparable à Molière ni pour l’art ni pour les mœurs.

Vous n’ignorez pas qu’on vient d’établir une espèce de jeux séculaires en l’honneur de Shakespeare en Angleterre. Ils viennent d’être célébrés avec une extrême magnificence : il y a eu, dit-on, des tables pour mille personnes. Les dépenses qu’on a faites pour cette fête enrichiraient tout le Parnasse français.

Il me semble que le génie n’est pas encouragé en France avec une telle profusion. J’ai vu même quelquefois de petites persécutions être chez les Français la seule récompense de ceux qui les ont éclairés. Une chose qui m’a toujours réjoui, c’est qu’on m’a assuré que Martin Fréron avait beaucoup plus gagné avec son Ane littéraire que Corneille avec le Cid et Cinna ; mais aussi ce n’est pas chez les Français que la chose est arrivée, c’est chez les Welches.

Il s’en faut bien, monsieur, que vous soyez Welche ; vous êtes un des Français les plus aimables, et j’espère que vous ferez de plus en plus honneur à votre patrie.

Je vous suis très-obligé de la bonté que vous avez eue de m’envoyer votre ouvrage, qui a remporté le prix et qui le mérite.

J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que je vous dois, monsieur, votre, etc.

  1. ans l’Éloge de Molière, ouvrage couronné par l’Académie française.
  2. Le 6 auguste 1695 ; voyez tome XXI, page 281.