Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7672

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 458-459).
7672. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 20 septembre 1769.

Vous avez beau dire, monsieur, vous ne me persuaderez jamais que ce qui produit de si mauvais ouvrages, et qui introduit un si détestable goût, soit un établissement bon et utile. Pourquoi inciter les gens à parler quand ils n’ont rien à dire ? et a-t-on quelque chose à dire quand on n’a ni pensées ni idées ? Que l’Académie se borne à traiter de la grammaire, à enseigner les règles, mais qu’elle ne donne point de sujets à traiter ; qu’elle ne donne point d’entraves au génie ; que les prix qu’elle a à distribuer soient pour les auteurs de bons ouvrages donnés au public ; qu’on suive en cela la méthode des Anglais. Enfin, monsieur, je ne puis souffrir qu’on encourage les gens sans talents ; ayez la sévérité et la fermeté de Despréaux ; elles vous conviennent encore mieux qu’à lui. Réformez votre maison, vous y avez trop de bouches et de langues inutiles ; voire livrée est trop nombreuse, contentez-vous d’être magnifique, et dédaignez le faste.

Quoi ! pensez-vous sérieusement que ma voix puisse se faire entendre, et que je puisse vous être utile pour faire représenter vos Guèbres ? Jamais le gouvernement n’y consentira ; contentez-vous de l’impression. Vos Guèbres sont dans les mains de tout le monde, et si vous connaissiez vos acteurs, vous verriez combien ils vous sont inutiles ; ils n’ajoutent aucun prestige à ce qu’ils représentent ; tout au contraire, ils font voir le derrière des coulisses, et sentir tous les défauts. Vous ne pouvez être retenu par cette considération, j’en conviens ; mais, monsieur, vous voulez établir la tolérance, vous avez raison, je voudrais que vous fussiez le premier à en ressentir les effets. Pour y parvenir, prêchez-la d’exemple ; contentez-vous d’avoir montré la vérité, et laissez-y tourner le dos à ceux qui ne la veulent point voir. Vous avez tout dit, tenez-vous-en à ne pas vous dédire, et ne mettez point de nouveaux obstacles à la chose du monde que je désire le plus, et sur laquelle j’ai eu une conversation avec Mme Denis, dont elle vous rendra compte.

Votre correspondance avec la grand’maman Gargantua me ravit ; elle vous répond à ce qu’il y a de solide, c’est ce qui doit lui appartenir : pour moi, je ne suis que pour le frivole ; je ne vois point dans l’histoire des Soukirs l’établissement des manufactures, je n’y vois qu’un très-beau sujet de conte de fées, qui pourrait surpasser Cendrillon. Voilà, monsieur, les progrès de mon esprit et de ma raison, qui, au bout de soixante et mille ans que j’ai vécu, me mettent à côté des enfants de quatre ans. Ah ! je ne suis qu’une petite fille ; mais j’ai une charmante grand’maman ; il faut l’adorer, monsieur, et moi, m’amuser et m’aimer toujours.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure ; Paris, 1865.