Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7636

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 418-419).
7636. — À MADAME D’ÉPINAI.
17 auguste.

Il y a un mois, ma belle philosophe, que le solitaire des Alpes devrait vous avoir écrit ; mais je ne fais pas toujours ce que je veux : ma santé n’est pas aussi forte que mon attachement pour vous.

Je trouve que notre cher prophète[1] est bien sage et bien habile d’avoir fait le voyage de Vienne ; il sera connu et protégé par madame la dauphine longtemps avant qu’elle parte pour Paris. Il est impossible que son mérite ne lui procure pas quelque place plus avantageuse, et il sera peut-être un jour à portée de faire un bien réel a la philosophie. Je vous prie, madame, de lui dire combien je l’approuve et combien j’espère.

On dit que les Guèbres, dont vous me parlez, rencontrent quelques difficultés sur la permission de se montrer en public. Cela est bien injuste ; mais il est à croire que cette petite persécution finira comme la pièce, par une tolérance entière. Les esprits de tous les honnêtes gens de l’Europe penchent vers cette heureuse tolérance. Il est vrai qu’on commence toujours à Paris par s’opposer à tout ce que l’Europe approuve. Notre savante magistrature condamna l’art de l’imprimerie dès qu’il parut ; tous les livres contre Aristote, toutes les découvertes faites dans les pays étrangers, la circulation du sang, l’usage de l’émétique, l’inoculation de la petite vérole ; elle a proscrit les représentations de Mahomet, elle pourrait bien en user ainsi avec les Guèbres et la Tolérance. Mais à la fin la voix de la raison l’emporte toujours sur les réquisitoires ; et puisque l’Encyclopédie a passé, les Guèbres passeront, surtout s’ils sont appuyés par le suffrage de ma belle philosophe. Il faut que les sages parlent un peu haut, pour que les sots soient enfin obligés à se taire. Je connais l’auteur des Guèbres ; je sais que ce jeune homme a travaillé uniquement dans la vue du bien public ; il m’a écrit qu’il espérait que les philosophes soutiendraient la cause commune avec quelque chaleur. C’est dommage qu’ils soient quelquefois désunis ; mais voici une occasion où ils doivent se rallier.

Puissent-ils, madame, se rassembler tous sous vos drapeaux ! Je fais des vœux, du fond de ma retraite, pour que les disciples de saint Paul ne persécutent point les disciples de Zoroastre. D’ailleurs, en qualité de jardinier, je dois m’intéresser à Arzame, la jardinière. Vous êtes un peu jardinière aussi : voyez que de raisons pour crier en faveur des Guèbres !

J’ajoute à toutes ces raisons que je suis serviteur du soleil autant que les parsis. Je n’ai de moments passables que quand cet astre veut bien paraître sur mon horizon ; ainsi c’est ma religion que je défends. Cependant il y a une divinité que je lui préfère encore, c’est celle que je vis à Genève il y a quelques années : elle avait de grands yeux noirs et infiniment d’esprit : si vous la connaissez, madame, ayez la bonté de lui présenter mes très-humbles respects.

  1. Grimm.