Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6595

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 517-518).

6595. — À M. BORDES.
À Ferney, 29 novembre.

Il y a longtemps, monsieur, que vous êtes mon Mercure, et que je suis votre Sosie, à cela près que je vous aime de tout mon cœur, et que vous ne me battez pas. Vous connaissez une ode sur la guerre[1], dans laquelle il y a tant de strophes admirables. On l’a imprimée sous mon nom : je serais trop glorieux si je l’avais faite. Il y a une certaine Profession de foi philosophique[2] digne des Lettres provinciales. Je voudrais bien l’avoir faite encore. Je n’aurais pas cependant attribué à Jean-Jacques du génie et de l’éloquence comme vous faites dans la note qu’on trouve à la dernière page de votre Profession de foi. Je ne lui trouve aucun génie. Son détestable roman d’Héloïse en est absolument dépourvu ; Émile, de même ; et tous ses autres ouvrages sont d’un vain déclamateur qui a délayé dans une prose souvent inintelligible deux ou trois strophes de l’autre Rousseau, surtout celle-ci :

Couché dans un antre rustique,
Du nord il brave la rigueur,
Et notre luxe asiatique
N’a point énervé sa vigueur.
Il ne regrette point la perte
De ces arts dont la découverte
À l’homme a coûté tant de soins,
Et qui, devenus nécessaires,
N’ont fait qu’augmenter nos misères
En multipliant nos besoins[3].

Jean-Jacques n’est qu’un malheureux charlatan qui, ayant volé une petite bouteille d’élixir, l’a répandue dans un tonneau de vinaigre, et l’a distribuée au public comme un remède de son invention.

Je voudrais bien avoir fait encore la Lettre au docteur Pansophe. On m’avait mandé qu’elle était de l’abbé Coyer ; mais on dit actuellement qu’elle est de vous, et je le crois, parce qu’elle est charmante : mais elle ne s’accorde point avec ce que j’ai mandé à M. Hume, qu’il y a sept ans[4] que je n’ai eu l’honneur d’écrire à M. Jean-Jacques.

Je vous prie de vous confier à moi : je vous demande encore en grâce de vous informer d’un nommé Nonotte, ex-jésuite, qui m’a fait l’honneur d’imprimer à Lyon deux volumes[5] contre moi pour avoir du pain (je ne crois pas que ce soit du pain blanc). Il y a longtemps que je cherche deux autres libelles de jésuites contre les parlements : l’un, intitulé Il est temps de parler[6], et l’autre, Tout se dira[7]. Ils sont rares : pourriez-vous me les faire venir, à quelque prix que ce soit ?

Je vous demande pardon de la liberté que je prends. Je vous embrasse tendrement, mon cher confrère à l’Académie de Lyon, qui devriez l’être à l’Académie française.

  1. Par Bordes.
  2. Par le même.
  3. J. -B. Rousseau, livre II, ode ix, strophe neuvième.
  4. Voyez tome XXVI, page 29.
  5. Erreur de M. de Voltaire : voyez tome XXVI, pages 139 et suiv.
  6. Par l’abbé Dazés.
  7. L’auteur de cet écrit est inconnu. (B.)