Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6583

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 506-508).

6583. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 novembre.

Mes anges sauront, ou savent déjà peut-être, que j’ai eu l’honneur de leur adresser deux paquets par M. le duc de Praslin. Le premier contenait une provision pour le tripot, avec une lettre relative au tripot. Le second renferme ma réponse à la lettre du 13 novembre, dont mes anges m’ont gratifié ; et cette lettre, bien ou mal raisonnée, est soumise à leur jugement céleste. Elle est accompagnée des lettres patentes qu’ils m’ont ordonné d’envoyer à Mlle Durancy[1], d’une lettre à M. du Clairon, et surtout de corrections nécessaires à ma création de dix jours. Souvenez-vous bien, je vous en prie, au quatrième acte, scène seconde, du mot de tyrans, auquel il faut substituer celui de Persans :

Ces biens que des tyrans aux mortels ont ravis ;


mettez :

Ces biens que des Persans aux mortels ont ravis.


Tyrans sent le Jean-Jacques ; Persans est plus honnête, et il faut être honnête.

Mais voici bien une autre paire de manches, comme disait Corneille ; je ne savais pas, quand je dépêchai mes Scythes, que Le Mierre avait fait les Suisses[2]. Or les Suisses et les Scythes, c’est tout un. Il est impossible que Le Mierre et moi ne nous soyons pas rencontrés. Je ne veux pas du tout passer pour être son copiste. En faisant présent de ma pièce aux comédiens, je peux passer devant Le Mierre. Les comédiens peuvent dire que c’est une tragédie qui leur appartient en propre, et qu’ils sont en droit de donner les pièces qui sont à eux avant celles dont les auteurs partagent avec eux le profit.

En un mot, il y a plus d’une tournure à donner à la chose. On peut même obtenir un ordre du premier gentilhomme de la chambre. Ô anges ! vous n’avez qu’à battre des ailes, et on fera ce que vous voudrez. Nous ne pensons pas, au couvent, que l’incognito puisse et doive se garder. Le petit La Harpe n’en sait rien ; mais M. Hennin a vu le manuscrit sur ma table. M. de Taulès, qui est curieux comme une fille, est au fait. Il y a une autre raison encore : c’est que maman[3] prétend que les Scythes sont ce que j’ai fait de mieux ; et moi, je vous avoue que, parmi mes médiocres ouvrages, je ne crois pas qu’il y en ait deux plus singuliers que les Scythes.

Je pense donc qu’il faut hardiment courir les risques des sifflets. Je pense qu’il faut faire lire la pièce devant mon gros neveu, et même devant Damilaville ; qu’il faut donner ce plaisir à vos amis, et vous en faire un amusement. J’attends vos ordres pour lire les Scythes ou les Suisses à notre ambassadeur suisse, à Hennin, à Taulès, à La Harpe, à Dupuits, qui ne savent rien encore bien positivement. J’attends vos ordres, dis-je, et je me prosterne.

  1. La distribution des rôles des Scythes.
  2. Guillaume Tell, tragédie de Le Mierre, jouée le 17 décembre 1766.
  3. Nom que Voltaire donnait à Mme Denis ; voyez lettre 6587.