Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6423

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 356-357).

6423. — À M. D’ALEMBERT.
Aux eaux de Rolle en Suisse, 23 juillet.

Oui vraiment je le connais, ce mufle de bœuf et ce cœur de tigre[1], qui mérite par ses fureurs ce qu’il a fait éprouver à l’extravagance : et vous voulez prendre le parti de rire, mon cher Platon ! Il faudrait prendre celui de se venger, ou du moins quitter un pays où se commettent tous les jours tant d’horreurs. N’auriez-vous pas déjà lu la Relation[2] ci-jointe ? Je vous prie de l’envoyer à frère Frédéric, afin qu’il accorde une protection plus marquée et plus durable à cinq ou six hommes de mérite qui veulent se retirer dans une province méridionale de ses États[3], et y cultiver en paix la raison, loin du plus absurde fanatisme qui ait jamais avili le genre humain, et loin des scélérats qui se jouent ainsi du sang des hommes. L’extrait[4] de la première relation est d’une vérité reconnue : je ne suis pas sûr de tous les faits contenus dans la seconde ; mais je sais bien qu’en effet il y a une consultation d’avocats ; et si je puis, par votre moyen, parvenir à l’avoir, vous ferez une œuvre méritoire. Je sais que vous n’êtes pas trop lié avec le barreau ; mais voilà de ces occasions où il faut sortir de sa sphère. L’abbé Morellet, M. Turgot, pourraient vous procurer cette pièce. Vous pourriez me la faire tenir par Damilaville, qui la cherche de son côté.

Pourquoi faut-il n’avoir que de telles armes contre des monstres qu’il faudrait assommer ! C’est bien dommage, encore une fois, que Jean-Jacques soit un fou, et un méchant fou ; sa conduite a fait plus de tort aux belles-lettres et à la philosophie que le Vicaire savoyard ne leur fera jamais de bien.

Non, encore une fois, je ne puis souffrir que vous finissiez votre lettre en disant : Je rirai[5]. Ah ! mon cher ami, est-ce là le temps de rire ? Riait-on en voyant chauffer le taureau de Phalaris ? Je vous embrasse avec rage.

  1. Dans son poëme de Michel et Michau, dont un fragment est conservé dans la Correspondance littéraire de La Harpe (lettre 147), Turgot a dit de Pasquier :

    Deux gros yeux blous, ou la férocité
    Prête de l’âme à la stupidité,
    L’ont fait depuis surnommer le bœuf-tigre.

  2. La Relation de la mort de La Barre ; voyez tome XXV, page 501.
  3. Le pays de Clèves. Au moment où Voltaire écrivait, il devait avoir reçu la lettre n° 6409, qui du moins lui était parvenue le 25.
  4. Qui est au bas de la lettre 6415.
  5. Dans la lettre 6413.