Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6422

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 355-356).

6422. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux eaux de Rolle en Suisse, par Genève, 23 juillet.

Un Genevois, nommé Ballexserd[1], qui est à Paris, et qui a remporté un prix à je ne sais quelle académie, par un excellent ouvrage, veut se présenter devant mes anges pour obtenir par leur protection une audience de M.  le duc de Choiseul. Je ne sais s’il veut lui parler des affaires de Genève, ou s’il a quelque autre grâce à lui demander ; mais je supplie mes divins anges de daigner lui accorder toute la faveur qu’ils pourront : ce sera une nouvelle grâce que j’aurai reçue d’eux.

Je me flatte que mes anges voudront bien m’envoyer le petit paquet[2] en toile cirée, pour lequel je leur ai présenté requête. J’ai écrit à M.  de Chauvelin[3] ; pour peu qu’il connaisse l’amour-propre des auteurs, il n’aura pas été médiocrement surpris que je sois en tout de son avis.

Je ne dormirai point jusqu’à ce que j’aie la consultation des avocats[4]. Hélas ! mes anges, nous ne sommes pas heureux en consultations. Celle de l’avocat[5] qui joue si bien la comédie n’a point réussi ; celle qui devait porter les juges à l’humanité n’a pas empêché qu’on ne traitât de pauvres jeunes gens, coupables d’extravagances, en coupables de parricides ; et enfin la consultation de Beaumont pour les Sirven ne vient point. Les horreurs du fanatisme qui vous environnent semblent avoir glacé la main d’Élie ; il me paraît au contraire qu’on devrait s’encourager plus que jamais à combattre l’atrocité des jugements injustes. On dit que cet infortuné jeune homme, qui n’avait que vingt et un ans, est mort avec la fermeté de Socrate ; et Socrate a moins de mérite que lui : car ce n’est pas un grand effort, à soixante et dix ans, de boire tranquillement un gobelet de ciguë ; mais mourir dans des supplices horribles, à l’âge de vingt et un ans, cela demande assurément plus de courage. Cette barbarie m’occupe nuit et jour. Est-il possible que le peuple l’ait soufferte ? L’homme, en général, est un animal bien lâche ; il voit tranquillement dévorer son prochain, et semble content, pourvu qu’on ne le dévore pas : il regarde encore ces boucheries avec le plaisir de la curiosité.

Mes anges, j’ai le cœur déchiré.

  1. Jacques Ballexserd, ne à Genève en 1726, mort en 1774, avait remporté un prix à l’académie d’Harlem pour une Dissertation sur l’éducation physique des enfants, 1762, in-8o.
  2. La copie de la tragédie du Triumvirat, dont il est parlé dans la lettre 6402.
  3. La lettre est perdue.
  4. La Consultation des huit avocats ; voyez lettre 6410.
  5. Huerne de Lamothe, auteur du Mémoire en forme de dissertation sur la question de l’excommunication (voyez tome XXIV, page, 239). Au lieu des mots, qui joue si bien la comédie, j’ai été tenté de mettre, qui loue si bien la comédie. Mais je m’en suis tenu au texte de toutes les éditions. (B.)