Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6290

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 241-242).

6290. — À M.  D’ALEMBERT[1].
12 mars.

Mon très-cher philosophe, si vous vous étiez marié, vous auriez très-bien fait ; et, en ne vous mariant pas, vous ne faites pas mal ; mais, de façon ou d’autre, faites-nous des d’Alembert. C’est une chose infâme que les Fréron pullulent, et que les aigles n’aient point de petits. Je me doute bien que votre dioptrique ne ressemble pas à celle de l’abbé Molières ; vous n’êtes pas fait pour voir les choses comme lui.

Si vous avez quelque air d’un Molière, c’est de Jean-Baptiste Poquelin ; vous en avez la bonne plaisanterie, et je crois qu’il y paraîtra dans le petit supplément[2] que vous préparez pour ces renards de jésuites, et pour ces loups de jansénistes.

C’est assurément un grand malendu qu’un ministre qui a beaucoup d’esprit n’ait pas été au-devant de votre mérite, et qu’il ait laissé cet honneur aux étrangers. Je crois qu’il avait grande envie de se raccommoder avec vous ; mais vous n’êtes pas homme à faire les avances. Je sers actuellement mon quartier de Tirésie. Mes fluxions sur les yeux me mettent hors d’état d’écrire, et je pourrais bien être aveugle encore quelques semaines. Nous avons ici M.  de Chabanon : il est musicien, poëte, philosophe, et homme d’esprit ; il fait de vous le cas qu’il en doit faire. Nous avons tous été fort contents de la réponse de notre protecteur[3] à messieurs du parlement ; cette pièce nous a paru noblement pensée et noblement écrite ; et si l’auteur n’était pas notre protecteur, je le voudrais pour mon confrère.

Je me flatte que votre ami M.  de La Chalotais sortira brillant comme un cygne de la bourbe où on l’a fourré ; il a trop d’esprit pour être coupable.

Vous savez que le parlement d’Angleterre a révoqué son timbre ; je ne pense pas qu’il raccommode celui de Jean-Jacques.

Adieu, mon très-cher philosophe ; je me flatte que la personne avec qui vous vivez est philosophe aussi, et je fais des vœux pour que le nombre s’en augmente. Ne m’oubliez pas auprès de M.  Turgot, s’il est à Paris. Je me sens beaucoup de tendresse pour les penseurs.

  1. Réponse à la lettre 6284.
  2. La Lettre à M***, dont il est parlé tome XLIII, page 473, et qui fut suivie encore d’une Seconde lettre en 1767.
  3. Louis XV.