Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6284

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 237-238).

6284. — DE M.  D’ALEMBERT[1].
À Paris, ce 3 mars.

Il y a un siècle, mon cher et illustre maître, que je ne vous ai demandé de vos nouvelles et donné des miennes. Vous voulez savoir comment je me porte ? médiocrement, avec un estomac qui a bien de la peine à digérer ; ce que je fais ? bien des choses à la fois, géométrie, philosophie et littérature ; je travaille à la dioptrique (non pas à celle de l’abbé de Molières, qui prouvait par la dioptrique la vérité de la religion chrétienne) ; à différents éclaircissements que je prépare sur mes éléments de philosophie, et dans lesquels je touche délicatement à des matières délicates ; à un supplément assez intéressant pour l’ouvrage sur la Destruction des jésuites ; enfin à quelques autres broutilles : voilà mes occupations. Vous voulez savoir si j’irai m’établir en Prusse ? non, assurément ; ni ma santé, ni mon amour pour l’indépendance, ni mon attachement pour mes amis, ne me le permettent ; si je resterai à Paris ? oui, tant que j’y serai forcé par mon peu de fortune, qui me rend nécessaire l’assiduité aux académies. Mais, si je devenais plus à mon aise, j’irais m’enfermer dans quelque campagne, où je vivrais seul, heureux, et affranchi de toute espèce de contrainte. Vous devez juger par cette manière de penser que je suis bien éloigné du mariage, quoique les gazettes m’aient marié. Eh ! mon Dieu ! que deviendrais-je avec une femme et des enfants ? La personne à laquelle on me marie (dans les gazettes) est à la vérité une personne respectable par son caractère[2], et faite, par la douceur et l’agrément de sa société, pour rendre heureux un mari ; mais elle est digne d’un établissement meilleur que le mien, et il n’y a entre nous ni mariage ni amour, mais de l’estime réciproque, et toute la douceur de l’amitié. Je demeure actuellement dans la même maison qu’elle, où il y a d’ailleurs dix autres locataires ; voilà ce qui a occasionné le bruit qui a couru. Je ne doute pas d’ailleurs qu’il n’ait été appuyé par Mme  du Deffant, à laquelle on dit que vous écrivez de belles lettres (je ne sais pas pourquoi). Elle sait bien qu’il n’en est rien de mon mariage ; mais elle voudrait faire croire qu’il y a autre chose. Une vieille et infâme catin comme elle ne croit pas aux femmes honnêtes ; heureusement elle est bien connue, et crue comme elle le mérite.

Je ne sais pas si le ministre dont vous parlez est tel que vous dites ; ce que je sais, c’est qu’à la mort de Clairaut, il a mieux aimé partager entre deux ou trois polissons une pension que Clairaut avait sur la marine que de me la donner, quoique je fusse seul en état de remplacer Clairaut ; il est vrai que je ne l’ai pas demandée ; j’étais trop sûr d’être refusé, et je ne me plains ni ne m’étonne qu’on ne soit pas venu me chercher ; mais je suis sûr qu’on lui a parlé pour moi, et qu’il a donné à d’autres ; ce qui prouve, comme on dit, la bonne amitié des gens. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. On dit que le professeur Euler quitte Berlin ; j’en serais fâché : c’est un homme fort maussade, mais un très-grand géomètre. Nous sommes accablés d’oraisons funèbres faites par des évêques et des abbés. Dieu veuille que l’Europe, la philosophie et les lettres, ne fassent la vôtre de longtemps !

  1. Réponse à la lettre 6240.
  2. Julie-Jeanne-Éléonore de Lespinasse, née à Lyon en 1732, morte le 18 mai 1776.