Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6179

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 133-134).

6179. — À M.  DE CHABANON.
À Ferney, 4 décembre.

Voulez-vous savoir, monsieur, l’effet que fera Virginie[1] ? Envoyez-la-nous. S’il y a deux rôles de femme, je vous avertis que j’ai chez moi deux bonnes actrices : l’une, ma nièce Denis ; l’autre, ma fille Corneille ; j’ai deux ou trois acteurs sous la main qui ne gâteront point votre ouvrage ; nous serons cinq ou six spectateurs, tous gens discrets. Soyez sûr que la pièce ne sortira pas de mes mains, et que les rôles me seront rendus à la fin de la représentation.

C’est, à mon sens, la seule manière de juger d’une pièce de théâtre. J’ai toujours ouï dire que Despréaux, qui était le confident de Racine et de Molière, se trompait toujours sur les scènes qu’il croyait devoir réussir le plus, et sur celles dont il se défiait : or jugez, si Despréaux se trompait toujours dans Auteuil près de Paris, ce qui m’arriverait à Ferney au pied du mont Jura. Je crois qu’il faut voir les choses en place pour en bien juger.

Je me flatte qu’en effet, monsieur, vous pourrez nous donner les violons dans notre enceinte de montagnes. On nous assure que madame votre sœur[2] doit acheter une belle terre dans mon voisinage ; vous y viendrez sans doute. Le plaisir de vous entretenir augmentera, s’il se peut, encore l’estime que vos lettres m’ont inspirée ; mais dépêchez-vous, car ma mauvaise santé m’avertit que je ne serai pas doyen de l’Académie française. Je vous donne ma voix pour être mon successeur, à moins que vous n’aimiez mieux choisir selon l’ordre du tableau.

Vous me parlez de la meilleure édition de mes sottises : il n’y en a point de bonne ; mais j’aurai l’honneur de vous envoyer la moins détestable que je pourrai trouver.

Permettez-moi de vous embrasser tout comme si j’avais déjà eu l’honneur de vous voir.

  1. Voyez la note 4, page 9.
  2. Mme  de La Chabalerie.