Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6051

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 9-10).

6051. — À M. DE CHABANON.
25 juin.

Les gens de lettres doivent s’aimer, monsieur : car, en vérité, les gens du monde et les gens d’église ne les aiment guère. Le refus de la pension due à M. d’Alembert, et le libelle[1] du gazetier des convulsions contre lui, font également lever les épaules. Il faut que le petit troupeau des gens qui pensent se tienne serré contre les loups. Je ne savais pas devant qui je parlais, quand je m’avisai de dire ce que je pensais de vous en présence de M. de La Chabalerie[2]. Vos lettres m’avaient inspiré une estime et une amitié que j’aurais témoignées devant vos ennemis, s’il était possible que vous en eussiez.

M. de La Harpe a fait un feu céleste qu’il ne doit qu’à lui ; mais il n’y fait encore rien cuire, et vous aurez achevé votre Virginie avant qu’il ait fait le plan de sa pièce[3]. C’est dommage que nous n’ayons eu, depuis Pharamond, de prince ni de ministre qui aient violé des filles. On demande actuellement des sujets français ; vous serez réduits, messieurs, à Louis VIII, qui aima mieux mourir, dit-on, que de coucher avec une fille de quinze ans. Ce sujet est la converse de Virginie. Vous voulez apparemment vous en tenir à l’impression, parce que Mlle Clairon a pris congé. On dit que Lekain en fait autant. Vous plaiderez par écrit, faute de bons avocats qui plaident ; mais le public aime l’audience, et il y a plus de spectateurs que de lecteurs. Pour moi, monsieur, je voudrais vous lire et vous entendre, et jouir de votre conversation, qu’on dit aussi aimable que vos mœurs.

Agréez, monsieur, les sentiments de la véritable estime qu’a pour vous votre, etc.

  1. Il s’agit de l’ouvrage de l’abbé Guidi, Lettre à un ami sur un écrit intitulé « Sur la Destruction des jésuites ».
  2. Mari de la sœur de Chabanon.
  3. La tragédie de Virginie, par La Harpe, fut jouée pour la première fois en 1786, reprise en 1792, imprimé en 1793. La tragédie de Chabanon sur le même sujet n’a été représentée ni imprimée. Chabanon, dans son Tableau de quelques circonstance de ma vie, donne le plan d’une tragédie de Virginie, mais qui n’est pas celui de la pièce qu’il avait envoyée à Voltaire.