Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6174

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 129-130).

6174. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 2 décembre.

Mes anges, je vous confirme que je me suis lassé de perdre mon temps à vouloir pacifier les Genevois. J’ai donné de longs dîners aux deux partis ; j’ai abouché M. Fabry avec eux. Cette noise, dont on fait du bruit, est très-peu de chose : elle se réduit à l’explication de quelques articles de la médiation. Il n’y a pas eu la moindre ombre de tumulte. C’est un procès de famille qui se plaide avec décence. Il n’est point vrai que le parti des citoyens ait mis opposition à l’èlection des magistrats, comme l’a mandé M. Fabry, qui était alors peu instruit, et qui l’est mieux aujourd’hui. Les citoyens qui élisent ont seulement demandé de nouveaux candidats.

M. Hennin trouvera peut-être le procès fini, ou le terminera aisément. Mon seul partage, comme je vous l’ai déjà dit[1], a été de jeter de l’eau sur les charbons de Jean-Jacques Rousseau.

Ce qui m’a le plus déterminé encore à renvoyer les citoyens à M. Fabry, c’est un énorme soufflet donné en pleine rue à M. le président du Tillet, l’un des malades de M. Tronchin. C’est un homme languissant depuis trois ans, et dans l’état le plus triste. Un citoyen, qui apparemment était ivre, lui a fait cet affront. Le conseil, occupé de ses différends, n’a point pris connaissance de cet excès si punissable. Le docteur Tronchin, pour ne pas effaroucher les malades qui viennent de France, a traité le soufflet de maladie légère, et a voulu tout assoupir. Les soufflets dégoûteraient les voyageurs. Voilà pourtant la seconde insulte faite dans Genève à des Français. Le conseil en pouvait faire justice d’autant plus aisément qu’il a mis aux fers un citoyen pour s’être rendu caution du droit de cité qu’un habitant réclamait sans montrer ses titres.

Il n’y a pas longtemps que M. le prince Camille fut condamné dans Genève à dix louis d’une espèce d’amende, pour avoir voulu séparer un de ses laquais qui se battait avec un citoyen. M. Hennin, encouragé par la protection de M. le duc de Praslin, mettra ordre à toutes ces étranges irrégularités. Pour moi, que mon âge et mes maladies retiennent dans la retraite, je fais de loin des vœux pour la concorde publique. J’aime tant la paix, et je l’inspire quelquefois avec tant de bonheur, que mon curé m’a donné un plein désistement du procès pour les dîmes. Ce désistement n’empéchera pas M. le duc de Praslin de persister dans ses bontés et de faire rendre un arrêt du conseil qui confirmera les droits du pays de Gex et de Genève ; mais à présent des objets plus importants et plus intéressants doivent attirer son attention.

Je vous supplie, mes divins anges, de vouloir bien, quand vous le verrez, l’assurer de ma respectueuse reconnaissance. Le même sentiment m’anime pour vous avec l’amitié la plus tendre.

  1. Lettre 6169.