Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6169

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 125-126).

6169. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
29 novembre.

Je commencerai par dire que celui de mes anges qui m’a béatifié de ses réflexions sur Octave a la plus grande raison du monde ; et que, si le génie du jeune homme égale la sagesse de ces conseils, l’ouvrage ne sera pas indigne du public, tout dégoûté et tout difficile qu’il est.

Je suis, comme vous savez, le serviteur de M. Chabanon ; je m’intéresse à ses succès ; il doit savoir avec quel plaisir je recevrai sa Virginie. J’ai reçu le Tuteur dupé de M. de Lestandoux[1] : je l’en remercierai incessamment. Je prends la liberté de mettre dans ce paquet une lettre pour Lekain[2] : voilà pour tout ce qui regarde le tripot.

Comme mes anges daignent s’intéresser à la nièce de Corneille, il est juste que je leur dise que notre enfant en a fait un autre gros comme mon poing, que nous avons mis dans une boite à tabac doublée de coton, et qui n’a pas vécu trois heures. L’enfant-mère se porte bien, et toute la famille est aux pieds et aux ailes de mes anges.

Venons à présent aux tracasseries de Genève.

Le secrétaire d’État est venu me remercier, de la part du conseil, de la manière impartiale et du zèle désintéressé avec lequel je me suis conduit. J’ai eu le bonheur jusqu’à présent d’avoir obtenu quelque confiance des deux partis, et de leur avoir fait approuver ma franchise ; mais je me suis aperçu que ce procès me fait perdre tout mon temps, et qu’il faudrait que je fusse à Genève, où je le perdrais encore davantage. Ni ma santé, ni mon goût, ni mes travaux, ne me permettent de quitter ma douce retraite. Vous savez, mes divins anges, que je vous ai parlé une fois[3] d’un M. Fabry, syndic des petits états de mon pays de Gex, maire de la ville de Gex, qui a été longtemps employé au règlement des limites avec la Suisse et Genève ; il est chargé des affaires en attendant l’arrivée de M. Hennin. Il m’a paru n’être pas mécontent des moyens de pacification que j’ai imaginés, et de ceux que j’ai ajoutés depuis ; il m’a paru désirer de travailler sur ces principes, et de préparer l’ouvrage que M. Hennin doit consommer ; il a cru que ce service lui mériterait les récompenses qu’il attend d’ailleurs de M. le duc de Praslin.

J’ai pensé, mes divins anges, que je devais lui faire le sacrifice de cette petite négociation, sans pourtant abandonner le rôle que je joue, et ce rôle est de jeter de l’eau sur les charbons ardents allumés par Jean-Jacques ; cela me suffit, je n’en veux pas davantage. Je me flatte que M. le duc de Praslin agréera ma conduite, et que M. Hennin n’en sera pas mécontent.

Si vous voyez monsieur le coadjuteur, je vous supplie de lui dire que je suis aussi fâché que lui du train qu’on pris les choses. On a, ce me semble, trop fatigué le roi et le ministère par des expressions pleines d’aigreur. On a hasardé de perdre jusqu’aux libertés de l’Église gallicane, dont tous les parlements ont toujours été si justement et si invariablement les défenseurs. Cela fait de la peine à un pauvre historien qui aime sa patrie, et qui est entièrement de l’avis de l’archevêque de Novogorod-la-Grande[4]. La raison commençait à pénétrer chez les hommes, le fanatisme ecclésiastique peut l’écraser. J’en gémis jusqu’au fond de mon cœur ; mais je compte toujours sur la sagesse du roi et de ses ministres, qui empêcheront que ces étincelles ne deviennent un embrasement.

Pardonnez à la bavarderie du vieux Suisse, qui aura toute sa vie pour vous la tendresse la plus respectueuse.

  1. Voyez la lettre 6171.
  2. C’est la lettre qui précède.
  3. Dans la lettre du 4 septembre, n° 6105.
  4. Voyez le Mandement, tome XXV, page 345.