Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6117

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 68-70).

6117. — À M.  THOMAS[1].
22 septembre.

Je n’ai reçu qu’aujourd’hui, monsieur, le présent dont vous m’avez honoré[2] et la lettre charmante dont vous l’accompagnez. La mort de notre résident, chez qui le paquet est resté longtemps, a retardé mon plaisir, et je me hâte de vous témoigner ma reconnaissance : vous ne savez pas combien je vous suis redevable. Ce n’est point là un discours académique, c’est un excellent ouvrage d’éloquence et de philosophie. Autrefois nous donnions pour sujet du prix des textes faits pour le séminaire de Saint-Sulpice[3] ; aujourd’hui les sujets sont dignes de vous. Il est plaisant qu’à la suite d’un écrit si sublime il se trouve une approbation de deux docteurs : elle ne peut nuire pourtant à votre ouvrage ; il est admirable, malgré leur suffrage.

On ne lit plus Descartes, mais on lira son éloge, qui est en même temps le vôtre. Ah ! monsieur, que vous y montrez une belle âme et un esprit éclairé ! quel morceau que l’histoire de la persécution du nommé Voët contre Descartes ? Vous avez employé et fortifié les crayons de Démosthène pour peindre un coquin absurde qui ose poursuivre un grand homme. Vous m’avez fait un grand plaisir de ne pas oublier le petit conseiller de province, qui méprisait le philosophe son frère. Tout votre ouvrage m’enchante d’un bout à l’autre. Je vais le relire dès que j’aurai dicté ma lettre, car l’état où je suis me permet rarement d’écrire. Vous avez parfaitement séparé le génie de Descartes de ses chimères, et vous avez habilement montré combien l’auteur même des tourbillons était un homme supérieur.

On m’a dit que vous faites un poème épique sur le czar Pierre[4]. Vous êtes fait pour célébrer les grands hommes ; c’est à vous à peindre vos confrères. Je m’imagine qu’il y aura une philosophie sublime dans votre poëme. Le siècle est monté à ce ton-là, et vous n’y avez pas peu contribué.

Vous faites, dans votre Éloge de Descartes, un éloge de la solitude qui m’a bien touché. Plût à Dieu que vous voulussiez bien partager la mienne, et vivre, avec moi, comme un frère que l’éloquence, la poésie et la philosophie, m’ont donné ! J’ai dans ma masure un homme qui est comme moi votre admirateur, et avec qui je voudrais passer le reste de ma vie : c’est M. Damilaville, qu’un malheureux emploi de finance rappelle à Paris. Il vous dira quelle obligation je vous aurai si vous daignez venir tenir sa place. Il est vrai que dans l’été nous avons un peu de monde, et même des spectacles ; mais je n’en suis pas moins solitaire. Vous travailleriez avec le plus grand loisir, vous feriez renaître ces temps que nos petits-maîtres regardent comme des fables, où les talents et la philosophie réunissaient des amis sous le même toit.

J’ai bien peur que ma proposition ne soit aussi une fable ; mais enfin il ne tiendra qu’à vous d’en faire la vérité la plus consolante pour votre serviteur, pour votre admirateur, et, permettez-moi de le dire, pour votre ami.


Voltaire.

  1. Antoine-Leonard Thomas, né à Clermont en 1737, membre de l’Académie française en 1767, mort le 17 septembre 1785.
  2. Éloge de René Descartes, qui a remporte le prix de l’Académie française, 1767, in-8o.
  3. Ce n’était pas des questions de morale, mais de dévotion, que l’Académie donnait pour sujet des prix d’éloquence ; et elle ne manquait guère à mettre dans son programme quelques paroles de la Bible. Le sujet du prix pour 1758 était : « Il n’y a point de paix pour les méchants, suivant ces paroles d’Isaïe, chap. lvii. Non est pax impiis. » Ce fut le dernier sujet de ce genre. On proposa pour l’année 1759 l’Éloge du maréchal comte de Saxe, qui était mort le 30 novembre 1750. Thomas remporta le prix.
  4. Le czar Pierre Ier poëme. On n’a de cet ouvrage que quelques chants et quelques fragments, qui ont été imprimés pour la première fois, en 1802, dans les Œuvres posthumes de Thomas.