Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6060

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 19-21).

6060. — À M.  D’ALEMBERT.
8 juillet.

Mon cher philosophe, votre lettre m’a pénétré le cœur. Je vous aime assez pour vous apprendre des secrets que je ne devrais dire à personne, et je compte assez sur votre probité, sur votre amitié, pour être sûr que vous garderez le silence que je romps avec vous. Je ne vous parle point de l’intérêt que vous avez à vous taire ; tout intérêt est chez vous subordonné à la vertu.

La plupart des lettres sont ouvertes à la poste ; les vôtres l’ont été depuis longtemps. Il y a quelques mois[1] que vous m’écrivîtes : « Que dites-vous des ministres, vos protecteurs, ou plutôt vos protégés ? » et l’article n’était pas à leur louange. Un ministre m’écrivit quinze jours après : « Je ne suis pas honteux d’être votre protégé, mais, etc. ; » ce ministre paraissait très-irrité. On prétend encore qu’on a vu une lettre de vous à l’impératrice de Russie, dans laquelle vous disiez : « La France ressenble à une vipère : tout en est bon, hors la tête. » On ajoute que vous avez écrit dans ce goût au roi de Prusse. Vous sentez, mon cher philosophe, combien il a été inutile que je vous aie rendu justice, et que j’aie écrit à ceux qui se plaignaient ainsi de vous que « vous êtes l’homme qui fait le plus d’honneur à la France ». La voix d’un pauvre Jean criant dans le désert[2], et surtout d’un Jean persécuté, ne fait pas un grand effet. Voilà donc où vous en êtes. C’est à vous à tout peser ; voyez si vous voulez vous transplanter à votre âge, et s’il faut que Platon aille chez Denys, ou que Platon reste en Grèce. Votre cœur et votre raison sont pour la Grèce. Vous examinerez si, en restant dans Athènes, vous devez rechercher la bienveillance des Périclès. Je suis persuadé que le ministre, qui n’a rien répondu sur votre pension[3], ne garde ce silence que parce qu’un autre ministre lui a parlé. On est fâché contre vous depuis la Vision. Je sentis cruellement le coup que cette Vision porterait aux philosophes ; je vous le mandai[4], vous ne me crûtes pas ; mais j’étais très-instruit. Mme  la princesse de Robecq n’apprit qu’elle était en danger de mort que par cette brochure. Jugez quel effet elle dut faire. Depuis ce temps, des trésors de colère se sont amassés contre nous tous, et vous ne l’ignorez pas. J’ai cru apercevoir, au travers de ces nuages, qu’on vous estime comme on le doit, et qu’on aurait désiré votre estime.

Je sais bien que vous ne ferez jamais de démarche qui répugne à la hauteur de votre âme ; mais il vous faut votre pension. Voulez-vous me faire votre agent, quoique je ne sois pas sur les lieux ? Il y a un homme qui est dans une très-grande place[5], et qui est mécontent de vous. Il n’est pas impossible que son ressentiment ait influé sur le refus ou sur le délai de la justice qu’on vous doit. Permettez-vous que je prenne la liberté de lui écrire ? Je suis sans conséquence ; je ne comprometterai ni lui ni vous ; je lui proposerai une action généreuse. Il est très-capable de la faire, très-capable aussi de se moquer de moi ; mais j’en courrai volontiers les risques, et rien ne retombera sur vous. Je ne ferai rien assurément sans avoir vos instructions, que vous pourrez me faire parvenir en toute sûreté par la voie dont vous vous êtes déjà servi.

On crie contre les philosophes, on a raison : car si l’opinion est la reine du monde, les philosophes gouvernent cette reine. Vous ne sauriez croire combien leur empire s’étend. Votre Destruction a fait beaucoup de bien. Bonsoir ; je suis las d’écrire ; je ne le serai jamais de vous lire et de vous aimer.

  1. Le 27 avril ; voyez lettre 6002. Voltaire ne cite pas textuellement.
  2. « Vox clamantis in deserto. » (Matthieu, iii, 3 ; Marc, i, 3 ; Luc, iii, 4 ; Jean, i, 23.)
  3. Voyez lettre 6054.
  4. Le 10 juin 1760 ; voyez lettre 4147, tome XL, pages 414-415.
  5. Le duc de Choiseul ; voyez lettres 6068 et 6082.