Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6061

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 21-22).

6061. — À M. LE MARQUIS DE VILLETTE.
8 juillet.

Le vieux malade de Ferney présente ses très-tendres respects au jeune malingre de l’hôtel d’Elbeuf.

Je vois que vous vous regardez comme un homme dévoué à la médecine, et que vous passez votre temps entre les ragoûts et les drogues. Cela rend mélancolique, mais cela fait aussi un grand bien, car on en aime mieux son chez soi, on réfléchit davantage, on se confirme dans sa philosophie, on fait moins de cas du monde ; et dès qu’on a un rayon de santé, on court au plaisir. Une telle vie ne laisse pas d’avoir son mérite ; les malingres ont de très-beaux moments.

Permettez-moi encore, monsieur, d’abuser de votre bonté, et de vous recommander cette lettre pour M. d’Alembert[1]. Il faut que l’air de Ferney ne soit pas bon pour les tragédies. L’auteur de Warwick n’a pas encore fait une pauvre petite scène. Je serai bien honteux s’il sort de chez moi sans avoir travaillé. Si la pièce était prête, nous la jouerions.

Je crois vous avoir dit que Mme Denis m’ayant demandé une grande salle pour repasser son linge, je lui avais donné celle du théâtre ; mais, après y avoir pensé mûrement, elle a conclu qu’il vaut mieux être en linge sale, et jouer la comédie. Elle a rebâti le théâtre, et demain on joue Alzire, en attendant Warwick, et en attendant aussi Mlle Clairon, qui peut-être ne viendra pas.

Vous me parlez avec bien de l’enjouement de mon Orphelin. J’aurais voulu la scène dans la maison de Confucius ; j’aurais voulu Zamti plus Chinois, et Gengis plus Tartare. Heureusement mon grand acte a raccommodé tout cela.

Puissiez-vous, monsieur, visiter bientôt vos terres de Bourgogne ! Nous vous donnerons la comédie, et vous ne serez pas mécontent de la comédie. Je suis si vieux que je ne peux plus jouer les vieillards ; c’est grand dommage, car je vous avoue modestement que je jouais Lusignan beaucoup mieux que Sarrazin.

Lorsque vous ferez votre tournée, mandez-nous quels rôles vous voulez. Vous devez être un excellent acteur, si vous êtes sur le théâtre comme à souper ; et je vous soupçonne de vous tirer à merveille de tout ce que vous voudrez faire.

J’ai une plaisante grâce à vous demander. Je remarquai, lorsque vous me faisiez l’honneur d’être dans mon taudis, que vous ne soumettiez jamais votre visage à la savonnette et au rasoir d’un valet de chambre qui vient vous pincer le nez et vous échauder le menton. Vous vous serviez de petites pincettes fort commodes, assez larges, ornées d’un petit ciseau qui embrasse la racine du poil sans mordre la peau. J’en use comme vous, quoiqu’il y ait une prodigieuse différence entre votre visage et le mien. Mais il faut que cet art soit bien peu en vogue, puisque je n’ai pu trouver à Genève ni à Lyon une seule pince supportable ; il n’y en a pas plus que de bons livres nouveaux. Je vous demande en grâce de vouloir bien ordonner à un de vos gens de m’acheter une demi-douzaine de pinces semblables aux vôtres. Il n’y aurait qu’à les envoyer à M. Tabareau, en le priant de me les faire parvenir à Genève.

Il est vrai que voilà une commission très-ridicule. J’aimerais bien mieux pincer tous les mauvais poëtes, les calomniateurs, les envieux, que de me pincer les joues. Mais enfin j’en suis réduit là. Je suis comme les habitants de nos colonies, qui ne savent plus comment faire quand ils attendent de l’Europe des aiguilles et des peignes. Enfin les petits présents entretiennent l’amitié, et je vous serai très-obligé de cette bonté.

Conservez-moi une amitié que je mérite par mes très-tendres sentiments pour vous.

  1. C’est la lettre qui précède.