Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6082

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 39-41).
6082. — DE M.  DALEMBERT.
À Paris, ce 13 auguste.

J’ai pensé, mon cher et illustre maître, aller demander ma pension au Père éternel, qui sûrement ne m’aurait pas traité plus mal qu’on ne le fait à Versailles. Une inflammation d’entrailles m’a mis un pied dans la barque à Caron, dans laquelle il me semble que je descendais sans regret. Heureusement ou malheureusement le grand danger n’a pas été long, quoique le médecin, qui craignait une fièvre maligne, n’ait osé prononcer pendant plusieurs jours. Je suis à présent bien rétabli, à un peu de faiblesse prés. Quel beau livre j’ai soufflé aux jésuites et aux jansénistes ! et que de magnifiques choses ils auraient dites, si le diable m’avait emporté ! J’apprends par une voie indirecte qu’il a été au moment d’en faire autant de vous, mais que vous lui avez échappé comme moi. Il faut que le diable, qui nous guette l’un et l’autre, ne sache pas son métier, ou n’ait pas les serres bien fortes ; il se console apparemment en pensant que ce qui est différé n’est pas perdu.

Je suis bien aise que vous n’ayez point écrit en ma faveur à l’homme dont me parlez[1], pour deux raisons : la première, parce que je ne puis ni l’aimer ni l’estimer, ne fût-ce que par la protection ouverte qu’il a donnée à une satire infâme[2] jouée sur le théâtre contre de fort honnêtes gens dont il n’avait point à se plaindre ; il s’est déclaré l’ennemi des lettres, et je ne crois pas que cela lui tourne à bien. Quoique je sente les inconvénients de la pauvreté, j’aime mieux rester pauvre que de devoir ma fortune à de pareilles gens, et je me souviens de trois beaux vers de Zaïre, que je crains pourtant d’estropier :


… Il est affreux pour un cœur magnanime
D’attendre des bienfaits de ceux qu’on mésestime ;
Leurs refus sont afreux, leurs bienfaits font rougir[3].


Ma seconde raison pour ne faire auprès de cet homme aucune démarche, c’est que je suis persuadé, encore une fois, qu’il a moins influé que vous ne croyez dans l’avanie qu’on m’a faite ; je crois que la cabale des dévots, dont le petit bout de ministre Saint-Florentin a eu peur, y a eu plus de part que lui. Ajoutez que ce petit bout de ministre, qui ne me voit jamais dans son antichambre avec mes autres confrères, a été tout capable de me prendre, par cela seul, en aversion, et de chercher à me donner un dégoût qu’il n’ose pourtant consommer. Il vient d’écrire à l’Académie des sciences pour lui demander une seconde fois son avis, qu’elle lui a déjà donné sans qu’il le lui demandât. On dit même que c’est cela en partie qui l’a piqué. L’Académie doit lui répondre demain : enfin il faut espérer que cela finira. Le roi de Prusse me presse de nouveau très-vivement ; mais, avec quelque indignité que la cour me traite, Paris m’a si bien vengé de Versailles pendant ma maladie que j’aimerais mieux être magister de Chaillot ou de Vaugirard que président de la plus brillante académie étrangère. Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à l’intérêt que le public m’a témoigné en cette occasion, et mes amis mêmes ont été au delà de ce que je pouvais désirer. Je puis dire qu’à quelque chose malheur a été bon, puisqu’il m’a fait voir que j’avais en France de la considération et des amis. Me voilà cloué pour jamais à cette barque ou galère, comme vous voudrez l’appeler, à moins que quelque sous-pilote ne veuille me noyer ; auquel cas


Je me sauve à la nage, et j’aborde où je puis.

(Boileau, Discours au roi.)

Adieu, mon cher et illustre maître ; vous avez eu, et peut-être vous avez encore Mlle  Clairon. Elle a été encore plus maltraitée que moi ; mais on a besoin d’elle, et on ne soucie guère de moi ; on la cajolera pour la ramener ; elle succombera peut-être, et j’en serai fâché pour elle. Je voudrais qu’on apprit une bonne fois dans ce pays-ci à respecter les talents dont on a besoin pour son plaisir ou pour son instruction, et à ne pas croire qu’après les avoir outragés et avilis on les regagne par des caresses. Je suis fâché de vous l’avouer, mon cher et illustre maître ; mais pourquoi n’épancherais-je pas mon cœur avec vous ? vous avez un peu gâté les gens qui nous persécutent. J’avoue que vous avez eu besoin plus qu’un autre de les ménager, et que vous avez été obligé d’offrir une chandelle à Lucifer pour vous sauver de Belzébuth ; mais Lucifer en est devenu plus orgueilleux, sans que Belzébuth en ait été moins méchant. Conservez-vous néanmoins pour la bonne cause, dussiez-vous brûler encore à regret quelque petit bout de chandelle devant ces idoles que vous connaissez, Dieu merci, pour ce qu’elles sont.

Parlons de choses un peu moins tristes. Savez-vous que je vais être sevré ? À quarante-sept ans, ce n’est pas s’y prendre de trop bonne heure. Je sors de nourrice, où j’étais depuis vingt-cinq ans ; j’y prenais d’assez bon lait, mais j’étais renfermé dans un cachot, où je ne respirais pas, et je sens que l’air m’est absolument nécessaire : je vais chercher un logement où il y en ait. Il m’en coûte six cents livres de pension que je fais à cette pauvre femme[4], pour la dédommager de mon mieux ; c’est plus que la pension de l’Académie ne me vaudra, supposé qu’on veuille bien enfin me faire la grâce de me la donner.

Adieu, mon cher maitre ; frère Damilaville, qui est plus malade que moi, va vous voir, et je l’envie.

  1. Le duc de Choiseul ; voyez lettre 6079.
  2. La comédie des Philosophes, par Palissot.
  3. Les deux mots en italique sont les seuls changements que d’Alembert ait faits à ces vers ; voyez tome II, page 572.
  4. Presque au sortir du collège, d’Alembert était allé demeurer chez la vitrière qui lui avait servi de nourrice ; et il n’en sortit en effet que sur le conseil de Bouvard, son médecin.