Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6079

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 36-37).
6079. — À M. D’ALEMBERT.
À Ferney, 5 auguste, car je ne puis souffrir août.

Mon cher philosophe, si la cause que je soupçonnais n’est pas la véritable, il y a donc des effets sans cause ; la raison suffisante de Leibnitz est donc à tous les diables : car tout ce qu’on peut alléguer pour colorer l’injustice qu’on vous fait est parfaitement absurde. Mlle Clairon, dans son genre, se trouve à peu près maltraitée comme vous ; elle a essuyé assurément des choses plus désagréables ; je lui conseille ce que probablement elle fera, et ce que vous lui avez conseillé. Pour vous, mon cher et grand philosophe, je n’ai point d’avis à vous donner : vous n’en prendrez que de votre fermeté et de votre sagesse. Je n’ai rien à dire à M. le duc de Choiseul, je lui ai tout dit ; et puisque vous ne le croyez pas l’auteur de cette injustice, mon rôle est terminé. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a un déchaînement aussi violent que ridicule à la cour contre les philosophes ; et, pour compléter cette extravagance, c’est le beau Siège de Calais qui a fait pousser à l’excès ce déchaînement. J’ignore si vous quitterez cette nation de singes, et si vous irez chez des ours[1] ; mais si vous allez en Oursie, passez par chez nous. Ma poitrine commence un peu à s’engager. Il serait fort plaisant que je mourusse entre vos bras, en faisant ma profession de foi.

Mais pourquoi ne viendriez-vous pas à Ferney attendre philosophiquement la fin des orages ? Vous me direz peut-être qu’on viendrait nous y brûler tous deux : je ne le crois pas, nous ne sommes qu’au temps des Fréron et des Pompignan, et non à celui des Dubourg et des Servet ; d’ailleurs nous sommes tous deux bons chrétiens, bons sujets, bons diables ; on nous laissera en paix dans ma tanière. Écrivez-moi par frère Damilaville. Adieu ; je vous aime autant que je vous estime.

  1. Lorsque Voltaire publia son Histoire de Russie sous Pierre le Grand, le roi de Prusse lui reprocha d’avoir écrit l’histoire des ours ; voyez sa lettre du 31 octobre 1760, tome XLI, page 43.