Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6016

Correspondance de Voltaire/1765
Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 554-555).

6016. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
13 mai.

Puisque vous avez reçu, monseigneur, le dernier paquet que j’eus l’honneur de vous adresser, il y a quelque temps, par M. Janel, en voici un autre[1] qui m’arrive de Hollande, et que je vous dépêche par la même voie. Je ne crois pas que vous ayez besoin de l’eau de Lausanne pour vos yeux ; ils ont vingt-cinq ans, comme votre imagination et vos grâces. Les miens sont très-vieux, et ont souffert des ophthalmies affreuses par les vents du nord-est autant que par la lecture ; mais si vous voulez employer cette eau pour quelqu’un de vos amis, vous n’avez qu’à me donner vos ordres, j’écrirai sur-le-champ à Lausanne afin qu’on en fasse partir quelques bouteilles par la voie que vous voudrez bien indiquer. Ce remède n’est bon que pour ceux qui ont des ulcères aux paupières, et n’est aucunement propre d’ailleurs à rétablir l’organe de la vue ; il lui ferait même plus de mal que de bien. Il reste encore à savoir si cette recette, qui est favorable dans le printemps, peut faire le même effet en hiver, ce dont je doute beaucoup.

Permettez-moi de vous dire un petit mot des spectacles, qui sont nécessaires à Paris, et que vous protégez. J’ignore si vous pourriez vous servir de l’occasion présente pour faire sentir combien il est contradictoire que des personnes payées par le roi, et qui sont sous vos ordres, soient en prison au For ou au Four de l’Évêque si elles ne remplissent pas les devoirs de leur profession, et excommuniées, damnées par l’évêque, si elles les remplissent. Est-il juste qu’on perde tous les droits de citoyen, et jusqu’à celui de la sépulture, parce qu’on est sous votre autorité ? Si quelqu’un peut jamais avoir la gloire de faire cesser cet opprobre, c’est assurément vous ; et Paris vous élèverait une statue comme Gênes[2]. Mais quelquefois les choses les plus simples et les plus petites sont plus difficiles que les grandes ; et tel homme qui peut faire capituler une armée d’Anglais ne peut triompher d’un curé.

Je voudrais bien que vous protégeassiez les encyclopédistes. Ce sont pour la plupart des hommes infiniment estimables. Leur ouvrage, malgré ses défauts, fera beaucoup d’honneur à la nation ; et ce ne sera pas un honneur passager et ridicule. Un des grands défauts qu’on reproche à la nation française, c’est que les hommes de mérite qu’elle a produits ont été presque toujours opprimés ou avilis, et qu’on leur a préféré des misérables. Feu M. Le Normand de Tournehem avait relégué les tableaux de Vanloo dans la chambre de ses laquais. Votre protection, accordée à ceux qui travaillent à l’Encyclopédie, les encouragerait ; la plus saine partie de la nation vous en saurait beaucoup de gré.

Il est un peu humiliant que les Russes récompensent magnifiquement[3] ceux que le parlement de Paris a persécutés.

On m’a dit que les pairs avaient présenté au roi un mémoire sur leurs droits. J’ai longtemps examiné cette matière en étudiant l’histoire de France, et je suis convaincu que l’origine de toute juridiction suprême en France est la pairie ; mais vous avez M. Villaret, votre secrétaire[4] qui en sait beaucoup plus que moi, et qui sans doute vous a très-bien servi : c’est un homme très-instruit. Conservez vos bontés à votre plus ancien serviteur, qui vous sera toujours attaché avec un profond respect.

  1. La Philosophie de l’Histoire.
  2. Voyez tome X, l’Épître à Richelieu, du 18 novembre 1748.
  3. L’impératrice Catherine II venait d’acheter la bibliothèque de Diderot ; voyez la lettre 5999.
  4. Claude Villaret, né vers 1715, mort en février 1766, était secrétaire des ducs et pairs. C’est le continuateur de Velly.