Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5909

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 456-457).

5909. — À M. DE CIDEVILLE.
4 février.

J’ai été quelque temps aveugle, mon cher et ancien ami, et à présent j’ai le quart de mes deux yeux. C’est avec ce quart que mon cœur tout entier vous écrit. Vous faites un bel éloge du jour de l’an, mais je vous aime toute l’année, et tous les jours sont pour moi les calendes de janvier.

Il est très-vrai que le gâteau des Rois est une cérémonie païenne ; mais quel usage ne l’est pas ? Processions, images, encens, cierges, mystères, tout, jusqu’à la confession, est pris dans l’antiquité. Les Welches n’ont rien à eux en propre, pas même le Cid, qui est tout entier de deux auteurs espagnols[1] ; pas même le Soyons amis, Cinna[2], qui est de Sénèque. Je ne connais guère que le Qu’il mourût, et le cinquième acte de Rodogune qui soient de l’invention du grand Corneille. Ni les Fables, ni les Contes de La Fontaine, ni l’Art poétique, ne sont nés chez nous ; presque toutes nos beautés et nos sottises sont d’après l’antique. Nous sommes venus trop tard en tout. À peine commençons-nous à ouvrir les yeux en physique, en finance, en jurisprudence, et même dans la discipline militaire : aussi avons-nous été battus et ruinés ; mais l’Opéra-Comique console de tout.

Vous renoncez donc à Paris pour cet hiver, mon cher ami ; et moi, j’y ai renoncé depuis quinze ans pour le reste de ma vie, et je compte n’avoir véritablement vécu que dans la retraite. On parle à Paris, et on ne pense guère ; la journée se passe en futilités : on ne vit point pour soi, on y meurt oublié sans avoir vécu. Peut-être, du temps d’Andromaque, d’Iphigénie, de Phèdre, des belles fêtes de Louis XIV, d’Armide, et du passage du Rhin, Paris méritait la curiosité d’un honnête homme. Mais les temps sont un peu changés : les billets de confession, le Serrurier, le Maréchal[3] les deux yingtièmes, le réquisitoire sur l’inoculation, ne méritent pas le voyage.

D’Alembert a fait un petit livre sur la Destruction des jésuites ; c’est presque le seul ouvrage marqué au bon coin depuis trente ans. Il est plus philosophe que les Provinciales, et peut-être aussi ingénieux. Ce d’Alembert n’est pas Welche, c’est un vrai Français,

Vivez, mon cher ami, et comptez que vous n’êtes pas plus aimé vers la rivière de Seine que vers les Alpes. V.

  1. Voyez tome XXXI, page 203.
  2. Voyez tome XXXI, page 318.
  3. Le Serrurier, opéra-comique dont les paroles sont de Quêtant, Laribardière, et Kohault, fut joué le 20 décembre 1764. Le Maréchal ferrant, par Quetant, joué sur le théâtre de la Foire le 22 août 1761, était passé au répertoire de la Comédie italienne.