Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5910

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 457-458).

5910. — À M. D’ALEMBERT.
5 février.

Mon adorable philosophe, nous en sommes à H[1]. Vous me rendez les lettres de l’alphabet bien précieuses. Vous me comblez de joie en me faisant espérer[2] que vous ne vous en tiendrez pas aux jésuites. Un homme qui a des terres près de Cîteaux me mande que le chapitre général va s’assembler. Ce chapitre est composé de quatre cents élus ; on donne à chacun six bouteilles de vin pour sa nuit : cela s’appelle le vin du chevet, et vous savez que ce vin est le meilleur de France. Ces moines-là ne vous paraissent-ils pas plus habiles que les jésuites ? Cîteaux jouit de deux cent mille livres de rente, et Clairvaux en a davantage ; mais il est juste de combler de biens des hommes si utiles à l’État. Détruisez, détruisez tant que vous pourrez, mon cher philosophe ; vous servirez l’État et la philosophie.

J’espère que frère Gabriel Cramer enverra bientôt à frère Bourgelat le recueil de soufflets que vous donnez à tour de bras aux jansénistes et aux molinistes. C’est bien dommage, encore une fois, que Jean-Jacques, Diderot, Helvétius, et vous, cum aliis ejusdem farinæ hominibus[3], vous ne vous soyez pas entendus pour écraser l’inf… Le plus grand de mes chagrins est de voir les imposteurs unis, et les amis du vrai divisés. Combattez, mon cher Bellérophon, et détruisez la Chimère.

N. B. Vous saurez qu’ennuyé de la négligence du gros Gabriel, j’ai envoyé mon exemplaire de Corneille à l’adresse de M. Duclos, à la chambre syndicale, par la diligence de Lyon. Je supplie le philosophe frère Damilaville de vouloir bien payer les frais : c’est un philosophe de finance avec lequel je m’entendrai fort bien. Adieu ; je vous embrasse ; je suis bien vieux et bien malade.

  1. C’est-à-dire à la huitième feuille.
  2. Voyez lettre 5887.
  3. Une personne qui ne se nomme pas m’écrit qu’on lit dans saint Jérôme ; « Istius farinæ homines sunt admodum gloriosi. » (B.) — Voltaire cite un autre passage de saint Jérôme, tome XVII, pâtre 270, et XXIX, 531.