Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5853

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 407-408).

5803. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
23 décembre.

Je commence, mon cher ange, et je dois commencer toutes mes lettres par le mot de reconnaissance. Nous vous demandons en grâce, Mme  Denis et moi, de répéter à M. le duc de Praslin ce mot, qui est gravé dans nos cœurs pour vous et pour lui. Tandis que vous prenez des mesures politiques avec le tripot de la Comédie, il y a vraiment de belles querelles dans le tripot de Genève.

Quelques conseillers ont voulu que je vous en prévinsse, comptant que, dans l’occasion, vous serez leur médiateur auprès de M. le duc de Praslin. M. Crommelin doit vous en parler ; mais je ne crois pas que la querelle devienne jamais assez violente pour que la France s’en mêle. Le fond en est excessivement ridicule. Permettez-moi de vous ennuyer en vous disant de quoi il s’agit.

La république de Genève est un petit État moitié démo, moitié aristo-cratique. Le conseil du peuple, qu’on appelle le conseil des Quinze-Cents, est en droit de destituer les premiers magistrats, qu’on appelle syndics. Jean-Jacques Rousseau (afin que vous le sachiez) était du conseil des Quinze-Cents. Les magistrats qui exercent la justice s’étant divertis à faire brûler les livres de Jean-Jacques, Jean-Jacques, du haut de sa montagne[1] ou du fond de sa vallée, excita les chefs de la populace à demander raison aux magistrats de l’insolence qu’ils avaient eue d’incendier les pensées d’un bourgeois de Genève. Ils allèrent deux à deux, au nombre d’environ six cents, représenter l’énormité du cas ; et Jean-Jacques ne manqua pas de leur faire dire que, si on rôtissait les écrits d’un Genevois, il était bien triste qu’on n’en fît pas autant à ceux d’un Français. Un magistrat vint me demander poliment la permission de brûler un certain Portatif : je lui dis que ses confrères étaient bien les maîtres, pourvu qu’ils ne brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul intérêt à aucun Portatif.

Pendant ce temps Jean-Jacques faisait imprimer, dans Amsterdam, un gros livre bien ennuyeux pour toutes les monarchies, et qui ne peut guère être lu que par des Genevois : cela s’appelle les Lettres de la montagne. Il y souffle le feu de la discorde, il excite tous les petits ordres de ce petit État les uns contre les autres, et, à la première lecture, on a cru qu’il y aurait une guerre civile. Pour moi, je crois qu’il n’y aura rien, et que le tocsin de Rousseau ne fera pas un bruit dangereux. S’il y a quelques coups de poing donnés, je ne manquerai pas de vous en avertir, soit pour vous amuser, soit pour vous prier d’engager M. le duc de Praslin à mettre le holà.

Je ne sais quel ministre de je ne sais quelle puissance, ou quelle faiblesse chrétienne, à la Porte ottomane, demanda un jour audience au grand vizir pour lui apprendre que les troupes de son maître chrétien avaient battu les troupes d’un autre prince chrétien. « Que m’importe, lui dit le vizir, que le chien ait mordu le porc, ou que le porc ait mordu le chien ? »

Vous ne serez point le vizir dans une occasion pareille ; vous serez un médiateur bienfaisant.

Si M. Crommelin vous parle de toutes ces tracasseries, je vous prie de lui dire que je vous en ai parlé comme je le devais.

Mme  d’Argental m’inquiète beaucoup plus que Genève. Je ne sais rien de pis que de n’avoir point de santé. Ma mie Fournier[2] n’a-t-elle pas d’elle un soin extrême ?

Respect et tendresse.

  1. Lettres écrites de la montagne, par J.-J Rousseau ; voyez tome XXV, page 309.
  2. Médecin de M. et Mme  d’Argental.