Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5829

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 384-385).
5829. — À M. MARIN.
24 novembre.

Si jamais, monsieur, quelque homme de lettres vient vous dire que son métier n’est pas le plus ridicule, le plus dangereux, le plus misérable des métiers, ayez la bonté de m’envoyer ce pauvre homme. Il y a tantôt cinquante ans que je puis rendre bon témoignage de ce que vaut la profession. Un de ses revenants-bons est que chaque année on ma imputé quelque ouvrage ou bien impertinent ou bien scandaleux. Je suis dans le cas du célèbre M. Arnoult et de l’illustre M. Le Lièvre, deux braves apothicaires dont on contrefait tous les jours les sachets et le baume de vie. On débite continuellement sous mon nom de plus mauvaises drogues. On a fabriqué une Histoire de la guerre de 1741[1], avec mon nom à la tête. Je ne sais quel fripier prétend avoir trouvé mon portefeuille ; il a donné hardiment un recueil de vers tirés du Mercure, et cela est intitulé Mon Portefeuille retrouvé[2].

M. Robinet, que je n’ai pas l’honneur de connaître, a fait imprimer mes Lettres secrètes, qui, si elles sont secrètes, ne devraient pas être publiques ; et M. Robinet ne fera pas assurément fortune avec mes prétendus secrets.

En voici un autre qui donne mes Œuvres philosophiques[3], et ces œuvres sont d’abominables rogatons imputés autrefois à La Mettrie, et indignes même de lui.

Quel remède à tout cela, s’il vous plaît ? Je n’y vois que celui de la patience ; autrefois je m’en fâchais, j’ai pris le parti d’en rire. Je ne puis imiter les charlatans, qui avertissent le public de se donner de garde de ceux qui contrefont leur élixir. Il faut subir cette destinée attachée à la littérature. Il est très-inutile de se plaindre au public, qui n’a jamais plaint personne, et qui ne songe qu’à s’amuser de tout.

Il faut qu’un homme de lettres se prépare à passer sa vie entre la calomnie et les sifflets. Si vous vous plaignez à votre ami d’un libelle fait contre vous, il vous demande vite où on le vend ; si vous êtes affligé qu’on vous impute un mauvais ouvrage, il ne vous répond pas, et il court à l’Opéra-Comique ; si vous lui dites qu’on n’a pas rendu justice à vos derniers vers, il vous rit au nez : ainsi le mieux est toujours de rire aussi.

Je ne sais si votre Duchesne s’appelle André ou Gui, mais, soit Gui, soit André, il a impitoyablement massacré mes tragédies : il les a imprimées comme je les ai faites, avec des fautes innombrables de sa part, comme moi de la mienne. De toutes les républiques, celle des lettres est sans contredit la plus ridicule.

  1. En 1756.
  2. Voyez la note, tome VI, page 337.
  3. Il parut à la fin de 1764, sous la date de 1765, un volume intitulé Collection complète des Œuvres de M. de Voltaire ; ouvrages philosophiques pour servir de preuves à la religion de l’auteur, l’Évangile de la raison, ouvrage posthume de M. D. M…y. Ce volume contient Saül et David, le Testament de J. Meslier, le Catéchisme de l’Honnête Homme, le Sermon des cinquante, qu’on y attribue à diverses personnes et entre autres à La Mettrie ; et l’Examen de la religion, attribué à Saint-Évremont (et qui est l’Analyse de la religion chrétienne, dont il a souvent été question : voyez entre autres tome XVIII, page 261, et XXVI, 500).