Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5669


5669. — À M.  DE FRESNEY.
directeur des postes de strasbourg.
Aux Délices, 8 juin[1].

J’ai reçu, monsieur, une lettre non datée, de Marmoutier, signée de Fresney. Je suppose qu’elle me vient d’un homme très-aimable que j’ai eu l’honneur de voir, il y a environ douze ans, à Strasbourg ; et je ne suppose pas pourquoi il se trouve au milieu d’une troupe de bénédictins allemands. Je lui souhaite les cent mille livres de rente dont ces ivrognes jouissent. Je suis à peu près comme le vieux Tobie ; je perds la vue, et je n’ai point de fils qui me la rende avec le secours de l’ange Raphaël[2]. Je dicte ma réponse, et je la dicte un peu au hasard, dans le doute où je suis si c’est le fils de Mme  de Fresney, de Strasbourg, qui m’a fait l’honneur de se souvenir de moi. Je serai toujours très-attaché au fils et à la mère. Il me parle dans sa lettre d’un homme de lettres[3] qui a beaucoup d’esprit et de talents, qui est, je crois, actuellement à Nancy. Je le supplie, s’il est lié avec cette personne dont il me parle, de lui dire que je suis pénétré d’estime pour elle. Il est vrai que je suis fort embarrassé à son sujet. Vous savez, monsieur, que toutes les puissances de ce monde ont été en guerre ; les gens de lettres, qui sont fort loin d’être des puissances, y sont aussi ; il se trouve que l’homme de mérite en question fait la guerre à des hommes de mérite dont je suis l’ami ; je voudrais pouvoir être leur conciliateur.

Je suis moi-même en guerre de mon côté avec des gens qui sont ses ennemis ; tout cela est difficile à arranger, mais je conclus qu’il faut rire, et passer ses jours gaiement.

J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que j’ai voués à M. et à Mme  de Fresney, monsieur, votre, etc.

  1. Palissot date cette lettre du 8 juin, et non du 18 comme l’a fait Beuchot.
  2. Tobie, chap. v.
  3. Palissot : c’est lui qui le premier a publié cette lettre à M. de Fresney.