Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5668

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 236-237).

5668. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 8 juin.

Nous ne comptions pas, madame, que Mme  de Pompadour partirait avant nous. Elle a fait un rêve bien beau, mais bien court. Notre rêve n’est pas si brillant ; mais il est plus long et peut-être plus doux : car, quoiqu’elle eût toutes les apparences du bonheur, elle avait pourtant bien des amertumes, et la gêne continuelle attachée à sa situation a pu abréger ses jours. Au reste, la vie est fort peu de chose dans quelque état qu’on se trouve, et il n’y a pas grande différence entre la plus courte et la plus longue : nous ne sommes que des papillons dont les uns vivent deux heures, et les autres deux jours. Je suis un papillon très-attaché à vous, madame ; il y a longtemps que je n’ai eu la consolation de vous écrire. Une fluxion sur les yeux, qui m’a presque ôté la vue, a dérangé notre commerce ; mais elle n’a point été jusqu’à mon cœur. J’ai resté depuis dix ans dans ma retraite, comme vous dans la votre. Nous sommes constants ; mais je ne suis pas si sage que vous : aussi vivrez-vous plus de cent ans, et je compte n’en vivre que quatre-vingts. Vous auriez bien dû faire un joli jardin au Jard ; cela est très-amusant, et il faut s’amuser ; les eaux, les fleurs et les bosquets consolent, et les hommes ne consolent pas toujours. Adieu, madame ; mon cœur est à vous pour le reste de ma vie avec le plus tendre respect.