Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5583

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 149-151).

5583. — À M.  DAMILAVILLE.
Aux Délices, 4 mars.

Mon cher frère, j’ai reçu votre lettre du 26 de février. Vous êtes un homme inimitable ; et plût à Dieu que vous fussiez imité ! Vous favorisez les fidèles avec un zèle qui doit avoir sa récompense dans ce monde-ci et dans l’autre.

M. Herman[1], qui est l’auteur de la Tolérance, vous doit mille tendres remerciements, en qualité de votre frère ; et Cramer, en qualité de libraire, vous en doit autant. Vous savez combien je m’intéresse à cet ouvrage, quoique j’aie été très-fâché qu’on m’en crût l’auteur. Il n’y a pas de raison à m’imputer un livre farci de grec et d’hébreu, et de citations de rabbins.

M. Herman trouve que l’idée d’en distribuer une vingtaine à des mains sûres, à des lecteurs sages et zélés, est la meilleure voie qu’on puisse prendre. Il faut toujours faire éclairer le grand nombre par le petit.

Mon avis est que si la cour s’effarouchait de ce livre, il faudrait alors le supprimer, et en réserver le débit pour un temps plus favorable. Je ne suis point en France (et je suis même très-aise qu’on sache que je n’y suis pas) ; mais j’aurai toujours un grand respect pour les puissances, et je ne donnerai aucun conseil qui puisse leur déplaire.

J’aime M. Herman, mais je ne veux point faire pour lui des démarches qu’on puisse me reprocher. Il pense lui-même comme moi, quoiqu’il ne soit pas Français, et il s’en rapporte entièrement à vos bontés et à votre prudence.

Je n’ai envoyé les Trois Manières qu’à M. d’Argental, à condition qu’il vous les montrerait. Dieu me préserve d’être assez ingrat pour vous cacher quelque chose ! Vous me rendrez un très-grand service d’empêcher ce corsaire de Duchesne d’imprimer les Trois Manières. Ce chien de Temple du goût[2], ou du dégoût, a mis en pièces cinq ou six de mes ouvrages : je suis indigné contre lui.

Tout ce qui s’est fait depuis quelque temps étonne les étrangers ; mais on est persuadé de la prudence du roi, et on croit que le royaume lui devra sa paix intérieure, comme il lui doit sa paix publique.

On dit qu’il y a dans Paris cinq députés du parlement de Toulouse ; j’espère qu’ils ne nuiront point aux pauvres Calas.

Vous m’apprenez qu’on tourmente les protestants d’Alsace : vous savez qu’il n’y a point de calvinistes dans cette province ; mais des luthériens à qui on a laissé tous leurs privilèges. Ils sont des sujets très-fidèles, et n’ont jamais remué : je serais bien surpris qu’on les molestât. Ce n’est assurément pas l’intention de M. le duc de Choiseul qu’on persécute personne.

J’ai communiqué à M. Herman votre remarque sur le peuple juif. On ne peut être plus atroce et plus barbare que cette nation, cela est vrai ; mais si on trouve des exemples incontestables de la plus grande tolérance chez ce peuple abominable, quelle leçon pour des peuples qui se vantent d’avoir de la politesse et de la douceur ! Si je voulais persuader à une nation d’être fidèle à ses lois, je ne trouverais point de meilleur argument que celui des troupes de voleurs qui exécutent entre eux les lois qu’ils se sont faites. Ainsi M. Herman dit aux chrétiens : Si les barbares Juifs ont toléré les sadducéens, tolérez vos frères.

Voyez si vous êtes content de cette réponse de M. Herman.

Vous ne me parlez plus de Thieriot : est-il dans votre société aussi négligé que négligent ?

Adieu, mon cher frère. Est-il vrai qu’il y ait des prêtres embastillés[3] ? C’est un bon temps pour écr. l’inf…

  1. Je ne connais aucune édition du Traité sur la Tolérance qui porte ce nom. (B.)
  2. L’enseigne du libraire Duchesne. (K.)
  3. Voyez la lettre à Damilaville, du 14 mars, n° 5595.