Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5595

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 160-162).

5595. — À M.  DAMILAVILLE.
14 mars.

Mon cher frère, je reconnais votre cœur au zèle et à la douleur que l’intérêt d’un ami vous inspire. Vous avez l’un et l’autre une belle âme. Mais rassurez-vous ; votre ami n’a certainement rien à craindre de la rapsodie dont vous me parlez. Quand même cette satire[1] aurait cours pendant huit jours (ce qui peut bien arriver, grâce à la malignité humaine), la foule de ceux qui sont attaqués dans cette rapsodie ferait cause commune avec M. Diderot, et cette satire ne lui ferait que des amis. Mais, encore une fois, ne craignez rien ; on m’écrit que cet ouvrage a révolté tout le monde. L’auteur n’est pas adroit. Quand on veut nuire dans un ouvrage, il faut qu’il soit bon par lui-même, et que le poison soit couvert de fleurs : c’est ici tout le contraire.

Il est vrai que l’auteur a des protecteurs ; mais les protecteurs veulent être amusés, et ils ne le seront pas. L’ouvrage sera oublié dans quinze jours ; et le grand monument qu’érige M. Diderot doit faire à jamais l’honneur de la nation. J’attends l’Encyclopédie avec l’impatience d’un homme qui n’a pas longtemps à vivre, et qui veut jouir avant sa mort. Plût à Dieu qu’on eût imprimé cet ouvrage en pays étranger ! Quand Saumaise voulut écrire librement, il se retira en Hollande ; quand Descartes voulut philosopher, il quitta la France ; mais puisque M. Diderot a voulu rester à Paris, il n’a d’autre parti à prendre que celui de s’envelopper dans sa gloire et dans sa vertu[2].

Il est bien étrange, je vous l’avoue, que la police souffre une telle satire, et qu’on craigne de publier la Tolérance, Mais rien ne m’étonne ; il faut savoir souffrir, et attendre des temps plus heureux.

On dit que l’abbé de La Tour-du-Pin est à la Bastille pour les affaires des jésuites ; c’est un parent de Mlle  Corneille, devenue Mme  Dupuits. C’est lui qui sollicita si vivement une lettre de cachet pour ravir à Mlle  Corneille l’asile que je lui offrais chez moi. Où en serait cette pauvre enfant, si elle n’avait eu pour proterteur que ce mauvais parent ? Mon cher frère, les hommes sont bien injustes ; mais de toutes les horreurs que je vois, la plus cruelle, à mon gré, et la plus humiliante, c’est que des gens qui pensent de la même façon sur la philosophie déchirent leurs maîtres ou leurs amis. On est indigné quand on voit Palissot insulter continnuellement M. Diderot, qu’il ne connait pas ; mais je suis bien affligé quand je vois ce malheureux Rousseau outrager la philosophie dans le même temps qu’il arme contre lui la religion. Quelle démence et quelle fureur de vouloir décrier les seuls hommes sur la terre qui pouvaient l’excuser auprès du public, et adoucir l’amertume du triste sort qu’il mérite.

Mon cher frère, que je plains les gens de lettres ! Je serais mort de chagrin si je n’avais pas fui la France ; je n’ai goûté de bonheur que dans ma retraite. Je vous prie de dire à votre ami combien je l’estime et combien je l’honore. Je lui souhaite des jours tranquilles ; il les aura, puisqu’il ne se compromet point avec les insectes du Parnasse, qui ne savent que bourdonner et piquer. Mon ambition est qu’il soit de l’Académie ; il faut absolument qu’on le propose pour la première place vacante. Tous les gens de lettres seront pour lui, et il sera très-aisé de lui concilier les personnes de la cour, qui obtiendront pour lui l’approbation du roi. Je n’ai pas grand crédit assurément, mais j’ai encore quelques amis qui pourront le servir. Notre cher ange, M. d’Argental, ne s’y épargnera pas.

Je vois bien, mon cher ami, qu’il est plus aisé d’avoir des satires contre le prochain que d’avoir le mandement de Christophe, et le livre intitulé Il est temps de parler[3].

Je vous embrasse de tout mon cœur. Écr. l’inf…

  1. La Dunciade, de Palissot.
  2. Horace, livre III, ode xxix, vers 54-55.
  3. Voyez la note 4, page 137.